INTERVIEW AVEC IRMELINE LEBEER (1973)

Irmeline Lebeer : Ben, tu as fait de la musique, tu as fait du théâtre, tu as fait de la peinture, de la poésie, des films, des textes théoriques, des gestes, des objets (pour ne pas parler de ta troupe, de ta boutique, de ta galerie, de ton journal) : est-ce que tout cela s'est développé simultanément ou dans l'ordre ?

Ben : Je n'ai pas fait de la musique ou du théâtre j'ai fait du nouveau en général. Si j'avais pu faire du nouveau dans l'habillement, je l'aurais fait. Je cherchais à faire du nouveau.
Alors, lorsque je rencontrais des poètes, je leur disais : « Attendez, vous allez voir, moi, j'ai quelque chose à vous montrer », et je faisais de la poésie.
Ou pour le théâtre, je me rappelle qu'il y avait une troupe à Nice et qu'on parlait beaucoup de théâtre, alors, immédiatement, j'ai voulu montrer que je pouvais faire plus qu'eux, plus nouveau qu'eux, et j'ai fait du théâtre.

I.L. : Ah bon, ça n'a pas été d'abord un besoin d'expression spontané ?

B. : Si. Le tout est un besoin d'expression dans la mesure où tout petit, j'étais déjà en compétition, j'étais exhibitionniste.
En classe, je roulais les r, et les autres enfants se moquaient de moi. Alors j'ai décidé qu'il valait mieux être ridicule que banal.
Mon souvenir le plus lointain, c'est que je me baladais avec un os accroché au cou. Je voulais me faire voir.
Ensuite, j'ai tenu une boîte de nuit. J'avais ma bande, la bande à Ben.
Ensuite, je cherchais le nouveau systématiquement.
Je travaillais dans une librairie et je feuilletais les pages des livres d'histoire de l'art. Quand je ressentais un choc, c'était bon.
Alors, j'ai développé la théorie du choc (je devais avoir 15, 16 ans) : il fallait choquer pour que ce soit bon.
Le choc était synonyme de personnalité, synonyme de style, synonyme de création parce qu'il signalait un élément qui n'était pas là avant. Du moment où je choquais quelqu'un, je l'étonnais, je lui apportais quelque chose. C'était, si tu veux, la base de ma théorie du nouveau. En fait – sauf peut-être un peu en musique – je n'ai jamais fait de l'art que par rapport à cette approche fondamentale. Et dans l'histoire de l'art, je cherchais tout ce qui allait avec mon schéma.
Ainsi, Duchamp, cela a été un choc : c'était l'homme qui choquait le plus, on était donc copains. Yves Klein faisait son bleu, c'était un absolu nouveau, c'était automatiquement le copain. John Cage disait : « N'importe quoi est musique » : automatiquement j'étais pour.

I.L. : Et ton nouveau à toi : qu'est-ce que tu estimes avoir apporté de plus original à l'histoire de l'art ?

B. : Mon nouveau à moi a suivi plusieurs étapes. Dans un premier temps (de 1960 à 1962), c'était l'appropriation.
C'était simple : le nouveau, c'était de faire ce qui n'avait pas été fait. Donc, je faisais des listes de choses qui avaient été faites, et ensuite, je prenais le dictionnaire et je cherchais ce qui n'avait pas été fait. Je tombais sur le mot "poule" : est-ce que quelqu'un avait signé les poules ? Non ? Je signais les poules.
Les coups de pied. Quelqu'un avait-il fait des coups de pieds ? Non ? Je donnais des coups de pied signés Ben.
C'était un combat, mais la règle du jeu n'était pas de moi : à partir du tout-est-art de Marcel Duchamp, on pouvait tout prendre, donc il fallait s'approprier le plus de choses possibles et c'était le jeu de l'appropriation, ou, si tu veux, de la super-appropriation : il fallait prendre possession des choses avant les autres.
A l'époque, à Nice, je connaissais un peu Klein, un peu Arman, et comme Klein avait pris le bleu, l'air, le vide, il fallait que je trouve des absolus plus absolus que les siens.
Un jour, je me suis avancé et j'ai dit à Yves : « Tu as pris le monochrome, tu as pris le feu, mais moi, j'ai quelque chose de plus fort dans ma main ».
Il m'a demandé quoi et j'ai dit : « Dans ma main, j'ai une balle de ping-pong, et dans cette balle de ping-pong il y a Dieu ; tu n'as pas signé Dieu, moi je viens de signer Dieu.

I.L. : Tu en as fait beaucoup ?

B. : Non pas beaucoup. Je n'ai jamais fait comme Arman une systématisation complète. Une dizaine peut-être. Puis j'ai signé la mort, le mystère, le manque, le déséquilibre, tout, rien, la vie, les trous...

I.L. : Tu ne crois pas que ce qui t'a le plus intrigué, ce sont des choses qui, en vérité, sont inappropriables ?

B. : J'ai toujours aimé les absolus. C'est-à-dire les contraires.
Renverser les situations. Le manque m'a fasciné, la boîte-mystère m'a fasciné dans la mesure où ils étaient liés à la notion d'absence.
J'ai fait des absences d'œuvres d'art : absence d'œuvre d'art. Comment montrer l'absence d'une œuvre d'art ? En la cachant. Et alors pour ne pas faire de son cache un œuvre d'art non plus, j'avais fait une boîte sur laquelle il y avait une inscription – c'est le texte qui compte – disant : « Dans cette boîte, il y a une œuvre d'art, mais sa valeur est dans son absence. Du moment que vous connaîtrez l'œuvre d'art, elle perdra toute valeur esthétique ».
Un autre absolu : la vitre. Je m'étais dit : « Comment battre Klein » encore – c'était mon ennemi, je devais me battre avec les gens, c'était simple.
Klein a fait le monochrome. Mais plus fort que le monochrome : la transparence. Alors j'ai signé des vitres, en bas dans le coin.
Après, je réfléchissais. La mort – très important la mort. Quand on meurt, toute la situation est réglée. C'est une œuvre d'art absolue, nette, claire. Je signais la mort.

I.L. : Tu as aussi signé les autres ?

B. : Oui. Là, c'était le problème de la ressemblance qui m'intriguait. Il y avait des artistes qui faisaient des portraits. Et je trouvais que le portrait le plus ressemblant qu'on pouvait faire et qui était très facile à acheter, qu'on pouvait tous avoir chez soi, qu'on pouvait tous mettre au mur, dans un cadre Louis XV ou Louis XVI, c'était un miroir.
Alors, j'ai fait « Votre portrait » : le miroir.
Ensuite, je me suis dit : « Ils veulent des sculptures – mais quelle est la sculpture la plus simple ? La plus claire ? Et qui bouge en plus : c'est l'être humain. » Au lieu de passer des heures à en sculpter dans du marbre qui va se casser – il y a des millions d'être humains qui se baladent – je vais en prendre un, je vais le signer et ça me simplifiera la vie. Et alors, j'ai acheté des sculptures vivantes. En 1959, quelqu'un m'a vendu sa tête, et en 61 son corps complet. Il y a antériorité sur Manzoni.

I.L. : De là à franchir un pas et tu t'exposais toi-même comme sculpture vivante dans Regardez-moi cela suffit ?

B. : Regardez-moi cela suffit, c'est un premier geste ego – très important – qui contient tout un message différent. La sculpture vivante, c'est la prise de possession d'un homme en tant que sculpture. Mais dans Regardez-moi cela suffit, il y a un problème dont on n'a pas encore parlé et qui est celui de la prétention. Elle est liée à la notion d'agressivité et fait partie de mes vérités subjectives.
L'art est une forme de prétention.
Or, un jour on m'avait demandé une pièce de théâtre et je me suis dit : « Je fais une pièce de théâtre, pourquoi ? Pour qu'on me regarde. Donc, pas la peine de faire quelque chose, je vous demande directement de me regarder ». Et je me suis montré pendant deux heures avec un panneau "Regardez-moi cela suffit".

I.L. : Tout à l'heure, tu as parlé de tes « vérités subjectives » : qu'est-ce que c'est ?

B. : C'est ma deuxième période, qui a suivi celle de l'appropriation. En 1962, j'avais signé les vérités. Les vérités objectives d'abord, c'était un absolu qui m'intéressait. Un et un font deux : une vérité – je la signais en tant qu'œuvre d'art. Ensuite je me suis embarqué dans les vérités subjectives.
J'avais été invité à une exposition de groupe et je m'étais dit : « Je vais mettre un tableau, mais qu'est-ce que je vais mettre comme tableau ? Je vais mettre la vérité de ce tableau – au lieu de peindre une toile qui représente une forme X –, une forme abstraite qui représentera ma personnalité. Etant donné que cette « personnalité » n'est qu'une excuse pour mon ego qui a envie de se faire voir, je vais enlever l'excuse et je vais mettre mon ego le plus simplement possible sur le tableau, c'est-à-dire : « Je veux que vous me regardiez », « Je veux la gloire », « Je suis jaloux des autres artistes » – je disais les raisons pour lesquelles j'aurais fait un graffiti quelconque. Je montrais la vérité subjective du tableau.

I.L. : Il t'arrive aussi de monter sur un socle et de dire la vérité…

B. : Oui, il y a des fois où ça passe. Et des fois où ça ne passe pas. Des fois où ce n'est qu'une astuce, et des fois où je ferme les yeux, je monte sur le socle, et je dis la vérité. Et je sais qu'il y a des gens qui sentent la vérité (certains ne comprennent pas) et qui disent : Ben, il nous a donné une demi-heure de vérité. Comme si je leur avais donné quelque chose de palpable.
Parce qu'ils peuvent me poser n'importe quelle question, je suis prêt à répondre, je suis prêt à TOUT dire. Et ils ont cette impression de vérité, ils rentrent chez eux en disant : « J'ai vu une œuvre d'art qui s'appelle la vérité et je l'ai sentie. J'ai senti la vérité ».

I.L. : Il faut beaucoup de courage pour faire cela.

B. : Non, mais cela a été très important pour moi, parce qu'en essayant de dire toutes les raisons pour lesquelles je peins, tous les gens dont je suis jaloux, j'ai été amené à m'intéresser aux motivations subjectives de l'acte créateur : je me suis dit que l'art n'était qu'une forme d'agressivité, que ce jeu du nouveau au niveau de l'appropriation ne mène nulle part, qu'il faut dépasser le tout-est-art de Duchamp. Donc, pour changer l'art, il faut que je me change moi-même, il faut que je me suicide, il faut que je devienne non égotiste, que j'abolisse mon ego.

I.L. : Tu veux devenir un artiste non agressif pour faire du nouveau en art ?

B. : Voilà. C'est par agressivité envers les autres artistes que je veux devenir non agressif.

I.L. : Ben, tu as dit : « tout est art »

B. : Oui, je sens que Duchamp n'a pas assez bien fait le boulot et je veux le terminer. Pour le problème de la totalité, si lui ne l'a pas fait, moi je dis : je signe tout, comme ça, l'affaire est réglée.

I.L. : Mais est-ce que tu n'as pas dit aussi : « rien n'est art » ?

B. : Oui. Puisque tout est art et dans tout il y a rien (Rires). Dans le cadre de l'épuisement des possibilités, il faut que je prenne possession du rien (Rires).
Moi, ca me semble logique à partir du moment où tu me prends comme une de ces machines de science-fiction qui doit manger des choses.
Elle commence par manger la table, les livres, elle mange un machin qui s'appelle tout et un machin qui s'appelle rien.
Alors, une fois que j'ai signé rien, il faut que je signe autre chose, je signe n'importe quoi. Une fois que j'ai signé n'importe quoi, je signe ne pas signer. Une fois que j'ai signé ne pas signer, je signe me mordre – non, ça, je trouve que c'est déjà en retrait, donc je l'abandonne – une fois que j'ai signé ne pas signer, je signe signer : ne rien signer, ne pas signer, signer, je m'empêtre dans tous ces absolus, ces tautologies, ces retournements… et je pense que ça va m'emmener quelque part.
Je continue. Je suis une petite machine de science-fiction qui rentre ici et qui doit tout bouffer. Tout ce qu'il y a.

I.L. : Et quel est ton dernier état ? Ton « actuelle position en art » ?

B. : C'est de me bouffer moi-même et je n'y arrive pas.

I.L. : Ben, maintenant que tu as la gloire, qu'est-ce que ça te fait ?

B. : De toute façon, « Je veux la gloire » était un concept – mais je n'ai pas la gloire.

I.L. : Qu'est-ce que tu entends par gloire alors ?

B. : C'est une matière sur laquelle je travaille comme d'autres travaillent avec la couleur. J'essaye de l'analyser : il contient le problème de l'ego, de la différence, du désir d'être par rapport aux autres, tout ça.
Quand j'écris sur un tableau : « Si j'expose c'est pour la gloire », c'est une vérité. Je veux montrer mon désir de gloire.
Mais je ne crois pas que je l'aie, ça non. Pour que j'aie l'impression d'avoir la gloire, il faut que je sois sûr qu'il y a vraiment un apport de ma part.

I.L. : Mais tu ne peux pas mesurer cela toi-même !

B. : Je passe mon temps à mesurer. Je donne des notes aux gens. Je me donne des notes. Je me juge.

I.L. : La gloire c'est toi qui te l'attribues ? C'est un problème que tu règles avec toi ?

B. : Absolument. La gloire en tant que publicité, cela ne m'intéresse pas tant.

I.L. : Le jour où tu auras la gloire, ce sera comment ?

B. : Je n'aurai jamais la gloire. C'est une chose qu'on poursuit et qui s'éloigne au fur et à mesure. Puis il y a gloire et fausse gloire, tout ça. Je ne suis jamais satisfait de ma gloire. Je suis inquiet, très inquiet. On parle de moi dans une revue, je suis inquiet. Parce que je me fais le raisonnement qu'on ne peut pas toujours parler des mêmes. Donc, demain on va m'oublier. Dans la mesure où je suis une machine insatisfaite, cette insatisfaction va se perpétuer.
Je ne vois pas la fin de la gloire. C'est comme pour le bonheur. On ne l'attrape pas.

I.L. : Mais j'ai l'impression que ton agressivité se tourne surtout contre toi-même puisque tu parles de suicide, que tu te rejettes, que tu voudrais être autre : c'est une véritable agression contre ton ego.

B. : Parce que je ressens l'ego comme une chambre fermée. Il y en a qui ne sentent pas que la chambre est fermée, qui croient qu'il y a encore un tas de possibilités dans cette chambre, qui sont encore à changer de couleurs, de formes… Mais moi, personnellement, je sens l'ego qui m'emprisonne. J'ai envie de ne pas signer, je signe, j'ai envie de ne pas me faire voir, je me fais voir. (Lors d'un vernissage, ayant envie d'être présent mais ne voulant pas me faire voir parce que j'avais honte de me faire voir, j'avais trouvé la solution de prendre des suppositoires pour dormir). Donc, les grilles qui m'enferment, c'est mon ego et c'est normal que je m'y attaque. Et je vois l'ego chez les autres artistes, c'est pour ça que mon message, je l'adresse aussi indirectement aux autres en leur disant : « Pour changer l'art il faut changer l'ego ».
Mais peut-être n'est-ce pas leur problème, à eux. George Brecht me dit que c'est une erreur. Il me dit : « Tu crois que tout le monde est jaloux, mais tout le monde n'est peut-être pas jaloux. »
Mais cela dépend du sens qu'on donne au mot jalousie. Je crois qu'on est toujours en compétition avec un plus fort, on est toujours dans un rapport de force avec un rival – imaginaire ou vrai. Du moment qu'un artiste fait quelque chose de différent, il se situe par rapport aux autres. Du moment qu'il se place par rapport aux autres, il y a agressivité. Cette agressivité, il ne la ressent peut-être pas comme de la jalousie, mais elle est.
Je n'ai pas dit que cette agressivité était un mal. Beaucoup de gens disent : « Ben veut changer le monde parce qu'il n'est pas bien fait ». Pas du tout. Je trouve même que ce serait peut-être une catastrophe si on changeait l'ego, parce que nous serions peut-être dans un monde bloqué (un homme non agressif ne fait plus du nouveau), mais la transformation est inévitable par le seul fait que l'homme est une bête à transformation et à mouvement. Que ce soit l'art qui le propose aujourd'hui est assez intéressant. La politique aussi le propose sous d'autres formes : la Chine nouvelle, un homme nouveau…

I.L. : En vérité, tu veux deux choses contradictoires : en faisant du nouveau pour être le plus fort, tu perpétues la chambre close tout en voulant la faire éclater…

B. : Exactement. C'est l'individu qui s'aperçoit que pour être une vedette, il ne faut pas qu'il soit une vedette. C'est contradictoire.
Je veux être le plus grand à ne pas être grand.

I.L. : Tu veux donc simultanément affirmer ton ego et l'abolir ?

B. : Non : je veux abolir mon ego pour affirmer mon ego.

I.L. : Et comment ?

B. : Admettons que dans deux secondes, j'aille complètement abolir mon ego.
Pendant les deux secondes qui précèdent l'abolition complète de mon ego, je veux avoir l'immense satisfaction ego d'avoir réussi à abolir mon ego. Pendant ces deux secondes-là, mon ego va atteindre son but. Et je ne peux pas avoir d'autre but étant donné que tout a été bouffé dans la chambre. La chambre, c'est la chambre des possibilités. Il y a eu épuisement des possibilités. Epuisement de toutes les possibilités dans cette chambre. Il ne me reste qu'une possibilité. Je suis obligé d'y aller. Cette possibilité, c'est d'abolir mon ego.
C'est ma dernière possibilité ego.
Je n'y arrive pas à abolir cet ego – mais j'essaie. Alors, pour le moment, c'est un peu le chant hypocrite du type qui crie : « O moi, Ben, je suis le plus grand artiste anonyme ! » C'est la culbute.

I.L. : Et qu'est-ce que tu fais concrètement pour y parvenir ?

B. : Pas grand-chose. Si, je fais des choses. D'abord j'en parle. Les exercices envers l'ego, c'est du bidon, ça ne marche pas. Le seul exercice, c'est que j'y pense. Et je dis la vérité. Voilà. J'essaie de dire la vérité (je ne la dis pas parce qu'il n'y a pas de vérité, mais ça c'est un autre problème), j'essaie de dire toutes les raisons pour lesquelles je peins, tous les gens dont je suis jaloux, et je trouve qu'ayant dit ces vérités, je change ma propre situation par rapport à l'art.
Mais ce n'est pas un petit problème que d'abolir l'ego. Ça peut se résoudre par le suicide, mais ce n'est pas une solution puisque la mort ça ne m'intéresse pas…

I.L. : Pourquoi ça ne t'intéresse pas ?

B. : Si, ça m'intéresse, mais c'est une solution que je rejette pour le moment.

I.L. : Il est souvent question chez toi d'assassiner les autres artistes – de te suicider.

B. : Oui – je trouve que la mort est une œuvre d'art absolue, claire, qui met un point final à beaucoup de choses (Rires) ! Au moins, c'est une pièce qui dure pour toujours, pour toi ! J'avais même fait une petite carte : « Ma seule pièce qui ne vous rendra pas triste par la suite, dont vous ne serez jamais déçu, c'est votre suicide ! » Celui qui l'exécute est tranquille.
Seulement, il n'a pas, bien sûr, la certitude de la gloire…
Il manque une satisfaction par la suite.

I.L. : Je t'ai interrompu…

B. : Oui – je ne crois pas au zen – peut-être que j'ai tort… En tout cas, il y a Annie qui dit : « Tu portes des lunettes en verre fumé et tu penses que tout le monde voit les autres comme toi… »

I.L. : Et tu n'envisages pas la possibilité de t'assumer dans ton ego et dans ta chambre close ?

B. : On ne peut pas s'assumer. On ne peut pas dire : je suis un égoïste, je le reste, merci, au revoir – ça, c'est abandonner la situation, c'est perdre la partie. Puisque mon système, c'est qu'il faut changer. Mon ego, c'est ma situation à changer. C'est mon terrain d'attaque. Je ne peux pas l'abandonner.

I.L. : Et si c'était ça le changement ? Que tu t'assumes comme égoïste ?
Ça pourrait être un pas en avant. Au lieu de lutter tout le temps contre toi-même…

B. : Tout ce que je peux te dire, c'est que j'espère que ça m'arrivera. Demain matin, tiens. Je vais essayer de m'assumer comme égoïste. Je n'arrive pas… je le suis déjà. Je le suis déjà tellement, égoïste, je ne fais que ça, alors quoi… La situation que je vois est celle-là.
Il faudrait que je voie une autre situation. Que quelqu'un me fasse voir que la situation est différente. Que la chambre close n'existe pas, que je ne suis pas une bête dévorante, que je n'ai pas fini de tout bouffer…, qu'il y a autre chose. Il faudrait que tu me montres ça.

I.L. : Ce ne sera pas facile… Qu'est-ce que ces exercices sur l'ego dont tu viens de parler ?

B. : Il y en a de toutes sortes, des gestes, par exemple, comme se cogner la tête contre le mur jusqu'à ce qu'elle saigne. Il devait y avoir aussi le désir – pas de masochisme, mais, si tu veux, cette angoisse… Je ne m'aime pas tellement. Quand je me regarde dans un miroir pendant quatre heures pour changer – vraiment, je pense souvent « Ah ! que j'aimerais être quelqu'un d'autre. Ah ! que j'aimerais pouvoir changer… Si, dans quatre heures, en me levant, j'étais différent. Au lieu de cela, je vais me lever et je vais être le MEME… »

I.L. : Et quand tu te vois différent, tu te vois comment ?

B. : Je ne sais pas. Mais je rêve d'être différent. Je ne voudrais pas être un autre homme, parce que je les vois tous comme moi. Je voudrais être… AUTRE chose. Quelque chose comme une pierre, quelque chose de différent. Presque pas humain. A la rigueur une conscience, mais statique ou – ou en mouvement fou, total, sans fatigue ou quelque chose comme ça… mais pas humain. Ou alors comprendre… être la compréhension pure. Ou quelque chose comme cela, pur.
Mais ne pas vivre avec cette ambition, cette angoisse, cette insatisfaction.

I.L. : Etre une conscience pure, sans volonté, sans conflits ?

B. : Sans conflits, oui. Sans conflits, exactement.

(Interview Irmeline LEBEER, Art Vivant, n° 42.)

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