MON MUSEE D'ART CONTEMPORAIN INTERNATIONAL (1985)

QUESTION:
Comment concevriez-vous un Musée d Art Moderne international aujourd'hui ?

REPONSE:
Je suis intéressé par la muséologie nouvelle. De fait, j'ai sur cette discipline ur position précise. Diriger un musée sous-entend qu'on ait une idée de ce qu'e I'art moderne et comment il faut le montrer, ce qui n'est pas si évident que cel car les Directeurs de Musées capables d'établir un programme à partir dh échaffaudage théorique juste de la modernité se comptent sur les doigts d'ur seule main. Ceux qu'on rencontre, ce sont surtout des montreurs d'objets q se divisent eux-mêmes en plusieurs espèces.
Il y a les "Etalagistes-Décorateurs'': I'important pour eux n'est pas le conter mais la manière avec laquelle ils vont le montrer, avec des tas d'astuc technologiques modernes. Leurs préoccupations se rapprochent plus de cell d'un manager de Disney-Land que de celles d'un directeur de Musée.
Il y a le "Directeur-qui-est-au-courant-et-à-la-pointe-de-la-mode-ailleurs". passera son temps dans les grandes capitales à emprunter à des marchands à d'autres musées, des expositions avec bien sûr, toujours six à huit mois retard .
Troisième cas: le "Directeur-de-Musée-qui-crée-des-expositions-thématiques "la Chaussure dans l'art" et va demander à tous les artistes de lui fournir une pièce ayant trait à la chaussure. C'est de l'infantilisme.
Il y a aussi l'espèce en voie de disparition, le "Directeur-de-Musée-qui-sait", lui
ce qui est beau et bloque toute créativité par rapport à son goût personnel. Il transformera son musée en salon particulier.
Il y a enfin le Directeur dit "Intelligent" qui a sa vision de l'art et se sert de son espace, de son Musée, comme d'un tremplin à la promotion de ses idées et thèses.
Inutile de dire que tous ces Directeurs de Musée d'Art Moderne ne cadrent pas avec ce que je pense être positif.
D'après moi, le Musée étant le lieu de la culture, et la seule définition de la culture étant ethnologique, le Musée est le lieu de l'ethnologie et plus la vision ethnologique montrée correspond à la réalité, plus le Musée est bon.

Q: Mais il existe des musées d'ethnologie et aussi des Musées d'Art Moderne, pourquoi vouloir confondre les deux ?

R: Un directeur de Musée d'Art Moderne bâtit son programme sur des postulats. Ainsi il aura un programme différent selon qu'il croira qu'il y a une modernité ou plusieurs modernités c'est-à-dire à un monde riche en diversité ou à un monde uni-culturel.
Actuellement, la vision de la modernité des Directeurs de Musée, est la vision de la modernité de quelques ethnies occidentales et plus uniquement de leur modernité superficielle, ce qui crée des situations dans laquelle l'ethnocentrisme, c'est-à-dire le refus de l'autre, est la règle. Mais attention, ceci n'est pas un discours anti-art contemporain. Je ne dis pas qu'il ne faut pas montrer le combat des nouveautés, mais plutôt qu'il faut les situer dans le contexte mondial des cultures. Au lieu de cela, les Musées ne sont le plus souvent que des courroies de transmission de l'impérialisme culturel des Etats qui, consciemment ou inconsciemment œuvrent à l'acculturation des minorités sur leur territoire, et c'est cet état de choses qu'il faut, entre autre, changer.

Q: Alors, d 'après vous, un musée qui aurait pour politique de donner à voir ce qui est contemporain ferait une erreur ?

R: Non. C'est le contexte dans lequel il le montrerait qui pourrait être une erreur. Tous les peuples du monde ont à peu de choses près le même temps passé. Et tous ont aussi un présent. Ce qu'il faut c'est ne pas leur voler ce présent. Lorsqu'un artiste, un individu, en Afrique ou en Laponie fait une sculpture en 1984 c'est une pièce contemporaine. Quand donc cette même sculpture va se trouver reléguée au rayon "Arts Traditionnels" ou "ArtsFolkloriques" dans un Musée occidental, je dis alors qu'on lui vole son présent. Et cela est encore plus patent lorsqu'ensuite des artistes occidentaux volent à ces mêmes artistes contemporains du Tiers Monde ou des minorités, leurs idées, c'est-à-dire les copient et auront, parce qu'ils sont issus d'ethnies occidentales, le statut de créateurs contemporains. Un exemple: la peinture et la sculpture noire du bas-Congo qu'on retrouve remaniées et qui s'appelle "sculpture maladroite".

Q: Mais chez les Noirs c'est de l'art brut. Et ,ca ne peut être comparé à des œuvres voulant se situer par rapport à une histoire de l'art linéaire dans laquelle un nouveau chasse l'autre.

R: Vous venez de mettre le doigt sur le problème. Le propre de l'ethnocentrisme c'est de se prendre pour le centre du monde et de construire une linéarité à partir de ce centre. L'énoncé même de votre question résulte d'une telle vision, ce qui prouve que les musées, comme les politiques culturelles, sont le reflet des rapports de force dans le monde des peuples, des ethnies. LaBen
Catalogne retrouve sa modernité depuis qu'elle a retrouvé son autonomie politique. Chaque fois qu'un peuple a réussi à reconquérir sa culture, il reconquiert sa modernité. C'est le cas de l'lnde, du Japon aujourd'hui.

Q: Vous théorisez beaucoup mais, en pratique, que verrait un visiteur en se promenant dans votre musée ?

R: Cela dépend. Si c'est un Musée d'Art Moderne à vocation internationale le parcours du visiteur serait un parcours des identités culturelles de chaque peuple. Avec une solide documentation au départ pour situer le peuple et la culture en question, son passé, sa vision du monde, sa personnalité, sa situation géographique, ses luttes et ensuite à travers les temps, des exemples de son art pour arriver à la période contemporaine.

Q: Mais comment définissez-vous les peuples et les cultures ?

R: A partir des réalités linguistiques, car le territoire d'un peuple est le territoire où sa langue est parlée. Je chercherai donc à situer la création et l'artiste par rapport à son peuple, par rapport à sa culture, ou par rapport aux cultures qui les ont traversés. Je ne le montrerai ni isolé, ni dans un champ cosmopolite qui est en fait seulement le champ des rapports de force de l'impérialisme culturel. Pour qu'une création d'artiste puisse être pleinement valorisée et comprise, il faut qu'elle se situe obligatoirement en rapport avec ce qui l'a déterminée: sa mémoire culturelle.

Q: Mais des villes comme Paris, dans les années 1900 furent le creuset d 'un mélange extraordinaire de cultures et le Musée d'Art Moderne de Paris, par exemple, a le devoir de montrer ce mélange.

R : Paris, New York, etc., furent des lieux de brassages de mouvements créatifs venus de divers horizons culturels et c'est exactement ce qu'il faut souligner. Alors pourquoi nier à Miro ou à Tapies leur Catalanité ou à Chagall son côté Juif Oriental avec lesquels ils ont enrichi leur culture ? Pourquoi vouloir en faire les tenants de la culture française ainsi qu'il est fait ? Si, comme je le pense, nous allons vers un monde pluri-culturel pour rendre la vision des richesses du monde plus compréhensible, il faut les ordonner, les expliquer, à partir des cultures et éviter cette confusion cosmopolite qui est entretenue et consiste à accaparer sous un drapeau l'originalité des autres. Mais ce n'est pas là le grand danger. Ce qui est dangereux dans les visions ethnocentriques des pouvoirs culturels, c'est qu'elles étouffent aussi la création chez l'autre et la culture, pour un individu étant de "pouvoir être soi-même", I'étouffer se ramène à lui enlever toute vie. Comment voulez-vous qu'un Kurde, un Arménien, un Basque, un Breton puissent vouloir être eux-mêmes si, au départ, on ne reconnaît même pas leur existence ? Lors du discours de Mexico de Jack Lang il a été dit que chaque peuple avait droit à sa culture. Ce que je demande donc est que le Musée d'Art Moderne à vocation internationale soit le reflet de cette politique. Et, pour cela il faut au départ avoir des directeurs de Musées non ethno-centriques qui acceptent la vision d'un monde pluri-culturel et la pratique dans leurs espaces.

Q: Si j'ai bien compris, votre musée sera donc compartimenté en culture, chaque peuple son coin; comment allez-vous alors montrer les grands moments de la création quifurent des moments de brassage de cultures .

R: Exactement comme vous venez de le dire. A partir de la reconnaissance des réalités. Pour brasser il faut au départ reconnaître l'existence de l'originalité des
ingrédients, donc leur donner une légitimité culturelle.

Q: Mais vo~re musée, en séparant les cultures, tendra à la division des hommes et contient les prémices d'un discours raciste.

R.: Au contraire, reconnaître les différences ce n'est pas les faire disparaître c'est au contraire les valoriser toutes.

Ben 1985

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