LA NATION AMERINDIENNE KITCHOUA (1970)

Les Kitchouas sont la nation indigène la plus nombreuse de toute l'Amérique. Ce qui la caractérise particulièrement (elle n'a pas été la seule, mais c'est le cas le plus marquant), c'est qu'elle est une nation amérindienne qui avait formé un État national extrêmement puissant, organisé et développé avant l'arrivée des Européens. Et cette nation avait une structure sociale très intéressante qui se trouve avoir été également celle d'un très grand nombre de nations dans le monde, en dehors de l'Europe.
C'est un mythe (sans doute pas de Marx mais des marxistes) de dire que toute l'humanité est passée par un certain nombre d'étapes qui auraient partout été les mêmes. Il se trouve qu'une très grande partie du monde n'a pas eu cette succession historique : en particulier, il y a eu une structure sociale (que Marx avait recouvert sous le vocable de "mode de production asiatique") qui se caractérisait par la nationalisation des moyens de production, la planification de l'économie, et une classe technobureaucratique dirigeante, avec une religion d'État.

L'État kitchoua est un exemple parfait de ce type de structure sociale : propriété Étatique totale des moyens de production et des biens de consommation, planification rigoureuse, classe bureaucratique hiérarchisée, religion d'État. Il y a eu aussi impérialisme systématique des Kitchouas qui ont absorbé d'autres nations et ont organisé la kitchouisation de ces nations par déportation et mélange des populations. Que ce soit donc la construction du canal Mer Blanche-Lac Ladoga, ou que ce soit la construction des palais de Cuzco, cela relève d'un système socio-économique que l'on connaît bien, dans une grande partie du monde.
Cette société socialiste kitchoua (dont les Incas étaient les dirigeants) a été détruite par l'impérialisme espagnol. Et on est passé ainsi suivant les lois immuables du développement historique unilinéaire, d'une structure économique socialiste à une structure féodale.
Le système féodal espagnol a produit dans tous les territoires de l'ancien empire kitchoua une masse de population maintenue en État de quasi-esclavage par une petite minorité de féodaux et d'administrateurs espagnols. Et c'est uniquement cette petite couche d'Espagnols qui a fait soi-disant l'indépendance contre l'Espagne au 19ème siècle : c'est-à-dire les "pieds noirs" de l'époque faisant des États indépendants. Il faut signaler qu'avant cela il y avait eu à la fin du 18ème siècle le soulèvement massif des paysans kitchouas sous la direction de Tupao Amaru (dont maintenant on reparle), et qui a été écrasé dans le sang.
Il faut préciser où sont les Kitchouas : c'est la moitié de l'Equateur, la grosse majorité du Pérou, la zone centrale la plus peuplée de Bolivie, et l'extrême-nord de l'Argentine.
Actuellement dans ces pays à peuplement kitchoua il est évident qu'il y a une seule révolution à faire : la libération nationale de la nation kitchoua contre les Espagnols. Et pour le moment il n'y a qu'un début de tendance à cela, chez des maoïstes et chez des trotskistes qui ont l'air de plus en plus de s'intéresser à cette question. Jusqu'à présent en effet, cette masse, les neuf dixièmes environ de la population de ces pays, était dans un État d'abrutissement quasiment bestial, un État effroyable, rarement atteint dans aucune autre partie du monde ; misère qui n'est d'ailleurs pas l'apanage des seuls Kitchouas mais qui touche toutes les autres nationalités amérindiennes de cette région...

Il est indispensable de parler de cette chose énorme et navrante qu'a été l'équipée guévariste en Bolivie. Voilà un groupe d'Espagnols qui un beau jour ont débarqué là sans rien connaître pratiquement ni des Kitchouas ni de leur langue; et dans un pays où déjà le gouvernement était entre les mains d'un régime métis (tant Barrientos qu'Ovando), si ce n'est même d'indiens purs (qui avaient réussi à s'élever personnellement dans la hiérarchie sociale). Un pays où il y avait eu auparavant la révolution du Mouvement National Révolutionnaire qui avait déjà commencé partiellement la distribution des terres aux Indiens. Un pays où les dirigeants (Barrientos et maintenant Ovando) font des discours en aymara et en kitchoua aux populations; où tout le régime avait pour base les milices paysannes. Et voilà, qu'un groupe d'Espagnols vient leur parler en espagnol de la révolution prolétarienne, et installe la base de son maquis dans une toute petite zone où la population comprenait une forte proportion d'Espagnols et où les Indiens qu'il y avait étaient fortement hispanisés : une zone étroite de contact entre les Kitchouas et d'autres populations amérindiennes de la forêt. Le moindre développement de ce mouvement s'est heurté à la masse des paysans kitchouas et aymaras pour qui ces affreux Espagnols étaient une tentative de rétablissement de la domination espagnole, tout simplement. Lorsqu'on se dit révolutionnaire, et surtout qu'on se réclame plus ou moins du socialisme scientifique - paraît-il - on est un rigolo en se lançant dans des entreprises de ce genre.
Les mineurs dont Guevara escomptait le soutien sont en totalité des amérindiens. Au point de vue politique, les syndicats de mineurs sont divisés principalement en deux tendances : l'une à direction trotskiste, minoritaire (un des rares endroits à implantation ouvrière des trotskistes dans le monde), l'autre, très majoritaire, qui est nationaliste révolutionnaire, qui n'approuvait pas Ovando, mais avait soutenu à fond le M.N.R. de Paz Estenssoro. A part la majorité trotskiste qui elle l'a soutenu, il était tout à fait utopique d'escompter le soutien massif des mineurs : le guévarisme n'avait absolument aucune ressemblance avec un mouvement de libération nationale aymara ou kitchoua.

Actuellement, il y a en Bolivie, comme au Pérou, des gouvernements de métis anti-yankee qui veulent faire un effort plus ou moins grand en faveur des Amérindiens. Jusqu'où ? Cela semble encore assez limité...
La situation est différente au Pérou et en Bolivie : en Bolivie, la bourgeoisie proprement espagnole n'existe plus parce qu'il y a eu le M.N.R. de Paz Estenssoro, maintenant continué par Ovando. Pour le moment, les mesures prises par Ovando en Bolivie sont progressistes: libertés aux syndicats, accentuation des nationalisations, relations économiques avec les pays socialistes... Il faut bien voir que c'est la couche intermédiaire des métis qui est au pouvoir, qu'elle est extrêmement fluide, n'a pas de programme très net, et est encore hésitante. On ne peut encore prévoir comment les choses vont se passer : est-ce que le régime basculera progressivement vers un nationalisme socialiste amérindien, ou bien est-ce que la tendance à l'affirmation d'une bourgeoisie métis contre les Indiens se développera (soutenue par ce qui peut rester d'Espagnols) ? Il est trop tôt pour se prononcer... (1) Il y a des campagnes d'alphabétisation des Indiens qui sont menées (en espagnol) : les dirigeants ont déclaré vouloir les faire plus tard en aymara et en kitchoua, mais qu'ils ne disposent pas encore des moyens matériels pour cela. Alors, en attendant, ils espagnolisent (?)...

François Fontan, 1970

-> retour