CISCAUCASIE

Originalité dans l'ensemble russe

Pour d'évidentes raisons géographiques mais, plus encore, pour de non moins évidentes raisons ethnographiques et historiques, il y a lieu de distinguer la Ciscaucasie du reste de la Russie.
Il nous a semblé opportun d'englober sous ce vocable aussi bien les versants nord du Caucase et leur piémont - la véritable Ciscaucasie des géographes - que la vaste plaine du Kouban et celle de Kalmoukie. Notre domaine est limité au nord, par le Don et la Volga dont les cours inférieurs se rejoignent presque aux environs de Volgograd.
L'individualité de cette région provient de l'extrême originalité et de l'hétérogénéité du peuplement. Celui-ci se compose d'ethnies caucasiques, de divers peuples turcophones, de Mongols, de quelques autres fractions de peuples et, plus substantiellement, de Russes et d'Ukrainiens dont un fort pourcentage de Cosaques. Cette Russie méridionale est donc bien typée, l'élément russe n'entrant que pour 60% environ dans sa composition ethnique.
Notre Ciscaucasie doit être cependant différenciée suivant les caractéristiques de son peuplement en :
  1. régions à nette prédominance russe : portion méridionale des oblasts (régions) de Rostov et de Volgograd; kraïs (territoires) de Krasnodar et de Stavropol; république d'Adyghéïe. Dans la partie méridionale de l'oblast de Rostov et dans le kraï de Krasnodar, c'est à dire la vaste plaine du Kouban, les Ukrainiens viennent en seconde position.
  2. régions où les Russes ont la majorité relative : oblast d'Astrakhan; républiques de Kalmoukie, de Kabardo-Balkarie et de Karatchaévo-Tcherkessie.
  3. régions où la présence russe est faible ou en régression du fait de l'actuel courant d'émigration engendré par l'instabilité politique locale : républiques de Tchétchénie, d'Ingouchétie, d'Ossétie du Nord et du Daghestan.

Diversité du peuplement caucasien

De tous temps, le Caucase fut par excellence un lieu de passage, de refuge et d'affrontement.
De ce passé si particulier, il a hérité d'un véritable enchevêtrement ethnolinguistique, culturel, religieux et politique accentué par le cloisonnement géographique de hautes vallées montagnardes séparées par des chaînes difficilement franchissables.
Surnommé la «montagne des langues» par les anciens voyageurs arabes, il témoigne bien de cette appellation et il serait le paradis des linguistes et des ethnographes s'il n'était travaillé de façon récurrente par des soubresauts politiques violents.
On y trouve en premier lieu, les ethnies caucasiques - terme préférable à caucasiennnes, caucasien devant désigner tout ce qui est relatif au Caucase et à ses habitants :
Lazes-Mingréliens et Svanes, de langues sud-caucasiques comme les Géorgiens dont les Adjars sont la fraction musulmane ; Abkhazes, Circassiens (ou Adyguéens), Tchétchènes-Ingouches, Avars et autres Daghestanais centraux et méridionaux de langues nord-caucasiques.
Parmi les Indo-européens, nous trouvons les Arméniens ; les Ossètes parlent une langue iranienne tout comme les Talyches, les Tats et quelques Kurdes.
Concentré au nord du Caucase depuis les indépendances de la Géorgie, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, l'élément slave - à dominante russe avec une forte composante ukrainienne - reste largement prépondérant pour devenir presque exclusif au delà du fleuve Kouban. Une minorité grecque en voie d'extinction par émigration est également présente dans la région.
L'élément ouralo-altaïque est bien représenté avec les Azéris, les Karatchaïs-Balkars, Koumyks et Nogays, tous locuteurs de dialectes de la langue turque. Dans l' oblast d'Astrakhan, on mentionnera la présence d'une forte communauté autochtone, tatare et kazakhe, également turcophone.
Pour être complet, l'inventaire doit tenir compte d'autres sédiments ethniques apportés par les remous de l'histoire.
Ainsi trouve-t-on des Kalmouks mongols au sud de la Volga et des Sémites dans tout le Caucase : Assyriens, Arabes et Juifs. Ces derniers se divisent en deux groupes : les uns, parlant diverses langues locales dont le tat iranien, sont dits Juifs montagnards ; les autres, venus avec les colons russes, sont russophones ou de langue yiddish mais ont aujourd'hui émigré pour la plupart.

Aperçu historique

Situé au cours des derniers siècles, au point de rencontre des empires russe, ottoman et persan, le Caucase reste encore largement dépendant des vicissitudes des trois États qui en sont les héritiers actuels, Fédération de Russie, République turque et République islamique d'Iran.
Il est également emporté par sa dynamique interne qui voit s'affronter depuis des siècles, les trois grands peuples du sud, Géorgiens et Arméniens chrétiens et Azéris musulmans.
Les querelles de voisinage attisées par les plus grands n'ont évidemment pas épargné les peuples mineurs du Caucase.
Les derniers siècles furent marqués dans la région par la pénétration puis la progression constante des Russes vers le sud. Commencée à la fin du XVIIIe siècle, elle piétina longtemps sur la ligne de défense cosaque et ne fut pas étale.
Curieusement en effet, les premières vassalisées furent les populations de Transcaucasie. Héritières d'États au passé glorieux, elles sont en bonne partie de religion chrétienne - orthodoxe pour les Géorgiens et leurs voisins Mingréliens, Ossètes et Abkhazes; apostolique (ou grégorienne) monophysite pour les Arméniens. Elles furent incorporées à l'empire tsariste dès les premières années du XIXe s. Les Azéris musulmans sunnites ou chiites, les Adjars (sunnites) et les Meskhets (chiites), géorgiens musulmans ne résistèrent pas plus.
Toute autre fut l'opposition des montagnards daghestanais, vaïnakhs, svanes, karachaïs-balkars, tous plus ou moins anciennement islamisés et d'obédience sunnite. S'ils succombèrent, ce fut sous le nombre.
Dans leur plaine du Kouban, les farouches Circassiens, musulmans sunnites eux aussi, tombèrent les derniers. Il fallut attendre les années 1870 pour voir les troupes cosaques parachever la conquête du Caucase.
Mais l'esprit de rébellion et d'insoumission qui avait été celui de l'imam Chamyl devait souffler encore longtemps dans la région. Chamyl, d'origine avar, avait su coaliser au nom de l'Islam, son peuple ainsi que les Tchétchènes et Tsakhours voisins. De 1830 à 1860 environ, il prêcha la guerre sainte contre les Russes et les combattit avec efficacité.
Le choc entre des empires en déclin, tels l'ottoman, le perse et le tsariste, celui entre des empires en expansion, tels le britannique, l'allemand et le français, allaient offrir des possibilités d'indépendance aux peuples caucasiens dès avant le premier conflit mondial et au cours de celui-ci.
Mais leurs rivalités intestines, le jeu des intérêts croisés des empires, l'apparition des idées démocratiques et communistes ne permirent pas l'éclosion sereine d'États nationaux véritablement indépendants.
L'internationalisme prolétarien des bolcheviks russes et caucasiens fut, entre autres, un des facteurs déterminants dans le dévoiement des aspirations nationales locales. Détournés vers la perspective d'un avenir soviétique radieux , les sentiments patriotiques des bolcheviks caucasiens furent proprement manipulés par les bolcheviks russes qui prenaient de la sorte le relais des tsaristes. Ceux qui manifestèrent un cpatriotisme national exacerbé furent éliminés en même temps que les démocrates et les islamistes.
Les gouvernements turcs qui se succédèrent à l'époque, ottoman puis républicain jeune-turc , prônaient une politique visant à l'unité de tous les peuples turcs de l'Anatolie à l'Altaï, de la Méditerranée à la Sibérie. Le pan-touranisme brisa le rêve arménien par le génocide que l'on sait. L'unité grand-turque n'en fut pas pour autant réalisée.
Les déplacements de populations fuyant les horreurs de la guerre étaient incessants. Joints aux migrations qu'entraînait le développement économique, particulièrement celui de l'industrie pétrolière à Bakou (Azerbaïdjan), ils créaient les conditions propices aux aventures politiques et aux rêves de grandeur nationale les plus fous.
Dans un contexte particulièrement chaotique, tout contribua, entre 1917 et 1922, à l'émergence puis à la faillite des indépendances azérie, arménienne et géorgienne.
La Révolution russe éclata en 1917, en pleine guerre. La prise de pouvoir par les bolcheviks ne suscita pas l'enthousiasme des Caucasiens. En avril 1918, va naître la République démocratique fédérative de Transcaucasie . Les Arméniens, nombreux tant en Géorgie qu'en Azerbaïdjan et voyant s'effondrer le rêve d'une Grande Arménie indépendante, s'estiment bien placés pour la dominer. Mais à peine un mois après, la Géorgie et l'Azerbaïdjan s'en séparent.
Sur ses décombres, la politique pragmatique et ondulante suivie par les bolcheviks au Caucase aboutit à la constitution en 1922 d'une République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie (RSFST).
Au Nord, les petits peuples caucasiens profitèrent également de la confusion pour s'ériger, en 1918, en une éphémère République du Caucase-Nord après s'être réunis, en 1917, à Vladikavkaz, en Assemblée des peuples du nord du Caucase .
Co-fondatrice de l'Union des Républiques socialistes soviétiques en 1922, la RSFST fut dissoute en 1936 car devenue inutile. Ainsi naquirent les Républiques socialistes soviétiques d'Arménie, d'Azerbaïdjan et de Géorgie. Leur poids démographique autant que leur personnalité nationale accusée justifiaient qu'elles soient directement constitutives de l'Union soviétique au même titre que la Russie, l'Ukraine ou le Kazakhstan.
Les peuples secondaires étaient eux, intégrés à la République socialiste fédérative de Russie et à la RSS de Géorgie au sein desquelles ils reçurent une autonomie de degré variable selon les cas. On ressuscita un moment une République autonome des Montagnards , rejeton tardif d'une aspiration désormais muselée.
Les premiers temps de l'Union soviétique permirent une relative émancipation culturelle et linguistique des peuples incorporés de plus ou moins bon gré. La plupart des petites langues reçurent un alphabet qui permît l'éclosion de littératures indigènes. Mais en 1938, l'imposition de l'alphabet cyrillique pour presque toutes les langues de l'Union signait un nouveau cours marqué par une russification intense.
La plupart des nombreux dirigeants soviétiques issus de ces nations, Staline pour le premier et avec lui les Béria, Mikoyan et autres Tchitchéradzé, n'avaient que mépris pour l'agglomérat des peuples caucasiens. S'ils en avantagèrent certains, ce fut par calcul et pour les diviser au nom de l'émancipation générale du prolétariat , et, en pratique, au bénéfice de la Grande nation russe .
Après l'éradication de toute force politique concurrente par le régime communiste et après la collectivisation forcée, la mise au pas du Caucase fut totale.
Le sommet dans la barbarie fut atteint pendant la Seconde Guerre mondiale. Staline punit alors les peuples qui avaient manifesté des velléités - avérées ou non - de collaboration avec l'éphémère occupant nazi. D
éjà, dès août 1941, les Allemands de la Volga avaient été déportés préventivement. Ainsi, de décembre 1943 à mai 1944, furent déportés en Sibérie et en Asie centrale, les Karatchaïs, les Kalmouks, les Tchétchènes et Ingouches, les Balkars et les Tatars de Crimée. Les Meskhets - des Géorgiens turquisés -, de même que les Lazes et Kurdes de Géorgie furent à leur tour déportés en novembre 1944 bien qu'ils n'aient eu aucun contact avec les Allemands.
Ce sont au total 1 700 000 Caucasiens qui seront ainsi déplacées dans les pires conditions. Vivants dans un milieu hostile, privés de tout droit élémentaire, les peuples punis, ne se verront réhabilités par Khroutchev qu'en 1956. Les Allemands, les Meskhets et les Tatars criméens ne bénéficieront toutefois pas de cette clémence.
A partir de 1957, les déportés seront autorisés à retourner chez eux où ils trouveront leurs terres et leurs maisons occupées par d'autres (Russes, Ukrainiens, Géorgiens, Ossètes, Avars). Bien des contentieux d'aujourd'hui trouvent leur origine dans cette sombre période.
La fin du stalinisme ne marqua pas la fin de la dictature. Les Caucasiens durent se battre pour défendre les droits de leurs nationalités respectives continuellement bafoués par le pouvoir soviétique.
Seule la perestroïka initiée par Gorbatchev en 1985, permît un dégel effectif et rapide de la situation. Les nations transcaucasiennes redressaient la tête et entamaient leur marche vers l'indépendance.
La Géorgie proclame celle-ci en avril, l'Azerbaïdjan en août et l'Arménie en septembre 1991. Le mouvement d'émancipation gagne alors les autres peuples.

Situation actuelle

Depuis l'indépendance de la Géorgie en 1991, les Abkhazes, les Ossètes du Sud et les Mingréliens ont eu maille à partir avec cet État qui les englobe. Les Géorgiens si attachés à leur propre liberté, n'ont pas démontré le même respect pour la liberté des autres. Les affrontements terribles qui opposèrent les milices géorgiennes aux Abkhazes et aux Ossètes ont eu évidemment des répercussions sur le versant nord du Caucase.
Cette attitude irresponsable des Géorgiens a permis à la Russie de récupérer une partie de son autorité. Son armée sert de force d'interposition entre les belligérants et la Géorgie a dû adhérer à la Communauté des États indépendants en octobre 1993. Abkhazes et Ossètes ont retrouvé leur autonomie et aspirent toujours à intégrer la Fédération de Russie ou mieux, une Confédération des peuples caucasiens. Mais Moscou, désireuse que soient respectées les frontières internationales, s'y oppose.
La Géorgie se trouvant hors du champ de notre étude, nous citons seulement pour mémoire ces événements.
Dans le Caucase nord, les différentes ethnies ont toutes réclamé et obtenu le statut de république à part entière pour leur territoire ainsi qu'une autonomie plus grande à l'égard de Moscou. Seule la Tchétchénie s'est distinguée en proclamant son indépendance (1991) et en refusant de signer le Traité de l'union instituant la Fédération de Russie.
Des frictions fondées sur des griefs plus ou moins anciens entre ethnies voisines ont parfois tourné à l'effusion de sang.
Des affrontements armés ont opposé notamment Ossètes et Ingouches . Ces derniers étaient désireux de récupérer le territoire autour de Vladikavkaz et Prigorodny qu'ils avaient perdu en 1944 au profit des premiers. Les Ossètes, épaulés par les Russes, ont chassé d'Ossétie en octobre 1992, les Ingouches. Ceux-ci s'étaient précédemment dissociés en décembre 1991, des Tchetchènes, leurs frères vaïnakhs dont ils ne sont en fait qu'une des dix tribus, pour former une République séparée.
Les Tchetchènes, quant à eux, ont été à la pointe du combat pour la décolonisation de la région et la sécession d'avec la Russie. Après avoir proclamé l'indépendance, seule de toutes les entités républicaines à base ethnique, la Tchetchénie a refusé en 1992 d'intégrer la Fédération. Elle n'a donc pas signé le pacte constitutionnel qui aurait fait d'elle un des quatre-vingt neuf sujets de la Fédération.
Après avoir toléré trois ans d'indépendance effective de la Tchétchénie, la Russie, sous l'inavouable pression de son lobby militaro-industriel, s'est lancée, en décembre 1994, dans une lamentable guerre de recolonisation. Désavouée par une majorité de la population et une bonne partie de l'armée russes, elle n'en a pas moins bénéficié d'une totale complaisance de la part des pays occidentaux.
Face à la résistance armée ou passive du peuple tchétchène, face à son unité que n'arrive même pas à rompre l'existence d'un groupe pro-russe qui sert en fait de tampon, la grande Russie a dû accepter de négocier le statut de ce petit territoire et de ce petit peuple héroïque.
Ailleurs, au Daghestan, ce sont les Koumyks turcs qui disputent le pouvoir aux petites ethnies locales bien plus autochtones qu'eux. Leur tentative de sécession au bord de la Caspienne a pour le moment échoué faute de soutien sérieux de la part des Azéris.
Ces marches frontières à l'extrême-sud de la Russie ne sont pas seulement portées aux dissensions. L'apparition, en 1990, d'une structure politique pancaucasienne fédérant seize petits peuples a fait renouer la région avec un passé pas si lointain.
Dirigée par un Kabarde circassien, la Confédération des Peuples du Caucase possède un Parlement qui siège à Soukhoumi, capitale de l'Abkhazie. C'est une alliance en vue de la décolonisation complète de cette région encore aux mains de la Russie, démocratique mais toujours impériale. Elle s'oppose aussi à la Géorgie et à l'Azerbaïdjan oppresseurs de peuples.
De Derbent (Daghestan) à Soukhoumi, elle veut, selon les mots de son président, construire une maison pour les peuples caucasiens . Ses références historiques principales sont l'épopée de Chamyl et la République du Nord-Caucase de 1918. L'actuelle Confédération s'est illustrée en 1992, par l'envoi de volontaires en Abkhazie pour lutter contre les Géorgiens et les Russes. Ces combattants aguerris ont, depuis, fait le coup de feu en Tchétchénie.

Perspectives et propositions

Si l'on admet avec nous que l'ethnie russe est en État de rétraction politique, culturelle et démographique, on admettra que les idées suivantes sont réalistes.
La volonté hégémoniste et impériale peut encore se manifester par la force des armes. Les Tchétchènes en sont les dernières victimes. Mais aucune force n'a jamais pu enrayer la chute d'un empire.
  1. Le principe d'une fédération de petits peuples laquelle serait dotée d'une large autonomie au sein de la Fédération de Russie, est parfaitement valable et viable. Il est un moyen terme entre les aspirations des populations locales et le désir des Russes de maintenir leur hégémonie sur elles.
    D'une part, cette fédération permettrait de stabiliser et d'apaiser les conflits inter-ethniques en cours. D'autre part, elle permettrait également de préparer une future accession à l'indépendance de cette union de peuples.
    D'autre part encore, elle serait le moyen idéal d'intégrer Abkhazes et Ossètes du Sud dans un cadre stable et rassurant lorsque ce sera opportun.
    Sans bouleverser la région, cette fédération pourrait ainsi montrer à la Géorgie quelle voie elle doit suivre pour intégrer ses Adjars, Mingréliens et Svanes mais aussi les Lazes et Meskhètes.
  2. Elle devrait réunir les différentes républiques actuelles : Adyghéie, Karachaévo-Tcherkessie, Kabardino-Balkarie, Ossétie, Ingouchétie, Tchétchénie et Daghestan. Rien n'interdirait toutefois de remodeler au sein de cet ensemble, les différentes républiques.
    Ainsi pourraient être réunis dans une seule unité, Adyghés, Tcherkesses et Kabardes, tous Circassiens. Il en serait logiquement de même pour les Karachaïs et Balkars. Au Daghestan, les Avars, les Dargwas et Laks, les Lezghiens et leurs proches parents pourraient alors créer leurs propres républiques.
    Il semble évident que, dégagés un tant soit peu de la tutelle moscovite, les peuples caucasiens ont tout à gagner à une active collaboration entre eux.
    Il est à souhaiter que les vieux démons de l'hégémonisme ne toucheront ni Tchétchènes ni Circassiens. Leur rôle est celui de fédérateurs et d'arbitres. L'esprit de démocratie tribale demeure chez eux. Il n'a pas été éradiqué complètement par l'immersion prolongée dans le bain soviétique. Il doit s'épanouir à nouveau pour le bien de tous d'autant qu'il reste un élément constitutif de la culture caucasiennne.
  3. C'est seulement dans un cadre relativement pacifique et attirant que pourra être considéré le retour des Circassiens. Dans cette région de Ciscaucasie, ce sera là sûrement le fait majeur des décennies à venir.
    Ce fut le cas pour les Juifs dispersés, comme çà l'est pour les Arméniens et pour d'autres peuples sur la terre. Le retour au pays des ancêtres lorsqu'ils en ont été massivement chassés, représente toujours un moment refondateur dans l'histoire de certaines ethnies.
    Il en sera inévitablement ainsi pour les descendants des Adyguéens réfugiés et dispersés dans l'Empire ottoman après leur défaite face aux Russes à la fin du XIXe siècle. Comptant peut-être un million d'individus bien intégrés dans leurs pays d'adoption, ils habitent aujourd'hui pour la plupart la Turquie (plus de 500 000) mais aussi la Syrie (150 à 200 000), la Jordanie (50 à 100 000) et l'Irak (20 à 30 000). Une petite communauté de 3500 Circassiens réside également en Israël.
    Musulmans sunnites comme leurs voisins turcs et arabes dont ils parlent la langue à côté de la leur, ils ne peuvent rester insensibles à ce qui se passe en Ciscaucasie. Nul doute qu'une aspiration de type sioniste ne soit en cours de cristallisation chez eux. Même sans informations précises à ce sujet, il y a fort à parier que la diaspora circassienne aide matériellement les militants de la Confédération des peuples montagnards .
    Le cheminement sera toutefois long jusqu'à la réalisation de cette aspiration. La réinstallation ne pourra se faire que progressivement. Elle se fera d'autant plus vite que les conditions politiques locales se seront assainies.
    Cet assainissement passe nécessairement par le remembrement de la République d'Adyghéie dont le territoire actuel est un non-sens absolu. Cette république doit être reconstituée autour des villes de Maïkop, sa capitale actuelle, et de Touapsé et Sotchi sur la mer Noire qu'elle n'englobe pas aujourd'hui, le tout s'inscrivant dans la boucle de la rivière Laba et venant confiner à la Karachaévo-Tcherkessie.
    On notera que la petite région de Sotchi était la patrie des Oubykhs qui, réfugiés en Turquie, se fondirent dans l'ensemble adyguéen. Leur langue éteinte maintenant mais étudiée par G. Dumézil, était intermédiaire entre l'adyghé et l'abkhaze.
    La petite zone en coin que forment Kislovodsk et sa périphérie devrait être détachée du kraï russe de Stavropol afin de faire de cette ville, la co-capitale des Karachaïs-Balkars et des Circassiens enfin unifiés.
    Ces deux ethnies entretiennent de bonnes relations. Par la suite, si le «sionisme» circassien se faisait puissant et permettait la récupération de la région Armavir-Piatigorsk, elles pourraient envisager le maintien de Kislovodsk comme capitale des Karachaïs-Balkars, Tcherkessk devenant celle de la Circassie restaurée.
  4. Le différend osséto-ingouche n'a qu'une seule solution correcte. Les Ingouches doivent abandonner leurs prétentions sur Vladikavkaz, capitale de l'Ossétie, et sur Prigorodny. En contrepartie, les Ossètes doivent leur céder la protubérance territoriale de Mozdok au nord de l'Ingouchétie.
  5. L'unité, renouvelée ou non dans une seule entité, des Tchétchènes et Ingouches de même ethnie, est sans véritable importance. Les rapports entre les deux peuples ne sont pas franchement mauvais et leur inclusion dans un ensemble fédérateur - où les Tchétchènes ne domineraient pas, réglerait bien des malentendus.
  6. Les Tchétchènes ont été spoliés par les Russes et les Koumyks et Nogaïs turcs de territoires qu'ils occupaient dans la plaine et le delta du Terek. Les peuplant encore en partie, ils devraient pouvoir les récupérer s'interposant ainsi entre ces peuples, confinés au nord, et les petits peuples caucasiques.
  7. Ces derniers, les divers Daghestanais, doivent être aidés à résoudre leurs problèmes : manque total d'homogénéité de la République du Daghestan et différends avec les voisins turcs.
    Il est indiscutable que cette entité politico-administrative est une véritable tour de Babel . Son démembrement sur la base des très petites ethnies qu'elle comprend, ne peut être envisagé que si celles-ci deviennent membres à part entière d'une Fédération des Caucasiens septentrionaux. Toute autre solution serait purement suicidaire.
    En second lieu, la région de Kuba et du Shahdagh, présentement incorporée à l'Azerbaïdjan, doit être rattachée au Daghestan qu'elle jouxte au sud. Le fond de sa population (au moins 200 000 personnes) appartient en effet au groupe lesghien (Kuris-Lezghs, Khinalougs, Boudoukhs, Oudis et Djeks).
    Le reste de la frontière n'appelle pas de correction même si existent quelques débordements de part et d'autre - Avars du côté azéri et Azéris du côté daghestanais.
    Mais, en tout État de cause, l'Azerbaïdjan diminué par la perte irrévocable du Haut-Karabagh, l'Artsakh des Arméniens, s'y opposera avec la dernière énergie. En accordant l'autonomie aux Lesghiens, les Azéris qui comptent peu d'amis dans la région, s'attireraient pourtant la sympathie de toutes ces ethnies de tradition musulmane.
  8. Tout aussi délicate est la solution du problème posé par la présence des Koumyks au milieu des Caucasiques. Implantés depuis le XIe siècle autour de Makhatchkala, la capitale du Daghestan, ils ont été les agents de la turquisation et de l'islamisation de la région. Leur domination a été bloquée par l'expansion russe qui les a réduits à un rôle secondaire. Ils ont repris de l'assurance et tentent depuis la chute de l'Union soviétique, de récupérer leur ancienne position prééminente. Mais leurs voisins et anciens vassaux leur tiennent tête et les empêchent de faire sécession.
    A terme, il faut envisager leur départ progressif vers la steppe de Kalmoukie où ils sont déjà quelques peu implantés. Là, ils retrouveraient d'autres populations turcophones, notamment les Nogaïs du Nord-Daghestan qu'il convient de détacher de cette république.
  9. On aborde ici un problème épineux. La République de Kalmoukie ou Khalm Tangtch dont sont titulaires les Kalmouks, Mongols de tradition bouddhiste lamaïste, doit-elle être maintenue ?
    Représentant à peine la moitié de la population, ces Mongols forment un îlot de culture exotique au milieu des Russes orthodoxes et des Turcs musulmans. Arrivés dans le bassin de la Volga au début du XVIIe siècle, ces nomades cherchèrent à retrouver leur pays d'origine vers 1770. Tous ne purent ou ne voulurent repartir. Depuis, ils se sont sédentarisés. Faisant partie des peuples punis par Staline, ils furent déportés en Sibérie puis revinrent à partir de 1957. Au nombre de 140 000, ils sont bien sûrs attachés à leur autonomie nationale. Mais, favorisant en pratique la colonisation russe sur les bords de la Caspienne, leur présence empêche la conjonction des Turcs nogaïs et koumyks avec les Tatars et Kazakhs d'Astrakhan.
    Leur rapatriement vers les steppes mongoles de Dzoungarie présente quelques difficultés. La création d'une entité mongole autonome au sein d'une République de la basse Volga à dominante turque reste possible. Mais cette république sera appelée à terme à rejoindre le Kazakhstan. Alors peut-être à ce moment là seront créées les conditions optimales d'un retour au pays, le Kazakhstan cédant une partie de son territoire dzoungare aux Kalmouks.
  10. Autour d'Astrakhan, conquise en 1555 par Ivan le Terrible, existe une région, contigüe au Kazakhstan, dont le fond du peuplement est resté turc malgré une colonisation russe poussée.
    Sa décolonisation, évoquée au paragraphe précédent, représenterait pour les Russes un drame national. Elle ne peut être sérieusement envisagée que dans le cadre d'un échange territorial conséquent, le Kazakhstan cédant à la Russie ses Terres vierges du Nord à dominante européenne (slave et allemande).
    Ce serait l'occasion de procéder à un remodelage global de la frontière russo-kazakhe. Il s'agit là très probablement d'un des problèmes majeurs que la Russie devra affronter dans les prochaines décennies. L'enjeu est de taille. Mais il est exclu que la question se règle par la force car la Russie en sortirait exsangue. En outre, elle y perdrait tout crédit auprès des peuples asiatiques et musulmans. Comme l'on sait, celui-ci est déjà bien entamé après les affaires afghane et tchétchène.
  11. L'exode de Ciscaucasie méridionale et le retour des Russes dans la mère-patrie semblent inévitables. Il faut donc les baliser, les programmer et les négocier.
    C'est ce que pourra faire de plus sensé un gouvernement russe digne de ce nom. Laisser à l'abandon les colons russes du Caucase, reviendrait à ouvrir la voie à l'échec de la démocratisation et à faire basculer la Russie vers l'abîme.
  12. Le sort des minorités non-autochtones (Arabes, Arméniens, Assyriens, Grecs, Juifs, Ukrainiens, etc.) doit évidemment être considéré.
    Elles doivent bien entendu pouvoir bénéficier de tous les droits démocratiques et du respect de leur personnalité culturelle. Dans une région si sensible, leur présence ne doit toutefois pas interférer avec l'évolution politique des territoires où elles vivent.

Aux portes du Moyen-Orient

Déjà sont en place les éléments démographiques et politiques qui vont précipiter le glissement progressif de la Ciscaucasie méridionale vers le monde moyen-oriental après, en gros, deux siècles de domination russe dans la région.
De Moscou, on fera tout pour l'empêcher, c'est certain. Mais il est à noter qu'avec une certaine logique historique, au Caucase, ce sont les premières nations colonisées par l'Empire tsariste qui auront été les premières à quitter l'orbite soviétique. Les autres vont suivre, en bloc et unies parce qu'elles sont plus petites.
Pour autant que cette alliance se maintienne, le Caucase ne sortira pas de si tôt de la Communauté des États indépendants. Un Moyen-Orient libéré de ses démons impérialistes et islamistes conviendrait pourtant mieux à l'épanouissement des peuples caucasiens qu'une association trop étroite avec la Sainte Russie . La différence d'échelle est bien trop grande.
Le nord de la Ciscaucasie, marqué en profondeur par la présence russe et turque, restera, lui, totalement dans la sphère géopolitique de l'Eurasie . C'est là que réside l'avenir associatif des Russes, des Turcs d'Asie centrale, des Ouraliens et de quelques autres peuples périphériques.

Voir également : Fédération de Russie, Kaliningrad, Russie, Sibérie, Ukraine.

Jean-Louis Veyrac, 1995

carte

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