- 2003-01-23
IDENTITE, EGALITE, LAÏCITE TEXTE DE MICHEL CAHEN
TEXTE DE MICHEL CAHEN
DE INSTITUT D'ETUDES POLITIQUES DE BORDEAUX
LE 10 JANVIER 2002
" L 'UNIVERSEL, C'EST LE LOCAL MOINS LES MURS "
MIGUEL TORGA
Indépendamment même du complexe d'identités sociales qui constituent la jeunesse en tant que telle dans la société, les enseignants et éducateurs sont, dans leur labeur quotidien, confrontés à au moins trois types d'identités dans la jeunesse, qui apparaissent porteuses de malaise ou font fortement débat dans l'école publique et les mouvements laïques d'éducation : une identité sociale d'exclusion, issue tant d'une " conscience de quartier " dans les faubourgs déshérités que de l'échec scolaire, les identités issues des secondes générations d'immigrations prolétaires, et enfin les identités produites par les anciennes nations historiquement présentes sur le sol de la République (Corse, Bretagne, Pays basque, etc.). C'est volontairement que l'on essaiera ici de traiter conjointement des problématiques relatives à ces catégories de faits de conscience, alors pourtant qu'au moins une partie d'entre elles -- celles qui sont relatives aux anciennes nations -- semble bien distincte. Il se trouve pourtant que, d'une manière ou d'une autre, elles interpellent la réflexion des enseignants et éducateurs sur le " multiculturalisme " et, par là, notre idée de la République et notre imaginaire de la nation. C'est par ce biais qu'elles interagissent tant dans les milieux enseignants que parmi les éducateurs, et c'est pourquoi aussi on n'a pas voulu, ici, séparer les deux " secteurs " d'action (école et éducation populaire).
Le moins que l'on puisse dire est que le climat n'est pas très serein pour une telle discussion...
La République contre l'identité ?
Le succès d'estime -- si l'on en croie les sondages au moment où cet article est écrit -- d'un Jean-Pierre Chevènement, construit sur les thèmes d'unicité de la République et de la " nation politique " contre lesdits " communautarismes " refuges de défaitismes post-munichois ; le recours victorieux, à l'automne 2001, du Comité national d'action laïque (soutenu par divers syndicats de gauche et la Fédération des Conseils de parents d'élèves) auprès du Conseil d'État, cassant les mesures prises par le ministre Jack Lang en vue d'intégrer au service public les écoles diwan d'apprentissage du breton par immersion ; et plus généralement, un climat international délétère de suspicion contre tout ce qui, vu du centre du monde globalisé, semble relever d'" identités particulières " posées comme anti-universalistes, et qui mélange en un beau chaos des peurs disparates venues d'Algérie, de Bosnie, de Palestine, de New York, d'Afghanistan ou du ghetto immigré voisin ; tout ce fatras d'angoisses produites, en un post-stalinisme soi-disant " désidéologisé ", par un capitalisme à son apogée, rend difficile, particulièrement en France, le débat sur les identités et leur intégration à la démocratie politique dans le respect de ce qui est l'un de ses fondements : la laïcité. Plus particulièrement, ces questions divisent profondément ceux qui, de par leur idéal et leur insertion dans les mouvements syndicalistes, pédagogiques ou associatifs de l'enseignement, de la culture, de la recherche et de l'éducation populaire, devraient à l'inverse être à la pointe de l'expression, non point nécessairement d'opinions uniformes sur les mesures concrètes à prendre, mais au moins de valeurs fortes fondées sur un universalisme concret et sur lesquelles appuyer une approche constructive.
Certes, dans la France franco-française, certaines questions sont automatiquement passionnelles, de la moindre réforme de l'orthographe censée massacrer notre exception d'excellence, à l'introduction d'une heure hebdomadaire de langue corse dans les écoles maternelles corses, prélude à la destruction de la République . On s'en souvient, grosso modo de 1988 à 1995, les affaires de " fichus fichus " -- belle expression du même Chevènement -- n'avaient pas opposé un " camp religieux " contre un " camp laïque ", mais totalement brouillé les cartes de la discussion du problème, réel mais concret et non principiel, que posait l'apparition de jeunes filles à la chevelure couverte d'un foulard (et non d'un " voile " !) dans les établissements publics. Au lieu de répondre à la seule question qui valût : " y a-t-il remise en cause concrète du déroulement des cours dans l'école laïque ? ", on s'attacha à l'image, à l'existence même de symboles, culturels au-delà du religieux, qui, dans un contexte spécifique -- l'apogée du terrorisme islamiste en Algérie, les attentats dans le métro parisien -- favorisaient la confluence fantasmée entre diversité culturelle et angoisse de régression. Très souvent, les mêmes qui s'opposèrent par principe à ce que des jeunes filles à la chevelure couverte suivent les cours de l'école laïque, se retrouvent aujourd'hui en tête du combat contre l'intégration des cultures " régionales " au service public d'enseignement. Quel est donc le lien ?
Mais inversement, dans les milieux ouverts à la problématique de la diversité culturelle, il semble régner parfois une confusion, au nom du multiculturalisme, dans les approches de ce qui relève de deux choses complètement différentes : les éléments sociaux-culturels portés par les immigrations prolétaires, et la prégnance maintenue d'une partie des nations minorisées historiquement présentes sur le sol de la République.
Crispation des débats et pénibilité du travail
Bien entendu, ces questions ne sont nullement théoriques ou abstraites, et l'on ne saurait sous-estimer, dans les crispations qu'elles provoquent souvent, l'aggravation considérable des conditions de travail des enseignants, en particulier dans les collèges et les lycées professionnels. Il est typique de voir se reconstituer des perceptions -- et donc des phénomènes -- de type " classes dangereuses " . La ségrégation sociale -- ou l'" échec scolaire ", comme on voudra -- n'affecte jamais uniformément les milieux socioculturels, et stigmatise différemment (ce qui ne veut pas toujours dire, mais le dit bien souvent, plus gravement) ceux qui cumulent les handicaps : par exemple une condition prolétarienne, un chômage de masse et durable dans les familles, un habitat sinistre dans de " grands ensembles " qui sont tout sauf des villes ; mais aussi, et peut-être plus violemment encore, la souffrance de jeunes de deuxième génération face à ce que la France -- nation à laquelle ils s'intègrent -- a fait de leurs pères immigrés . Cela revient à dire que la ségrégation se conjugue inévitablement à une certaine tendance à l'ethnicisation. Celle-ci commence évidemment dans les milieux issus de l'immigration , mais gagne sur les milieux " français " d'égale condition prolétarienne : il n'y a qu'à voir l'expansion d'un verlan franco-arabo-ouolof auprès de jeunes d'origine française et le phénomène des " bandes ". La tendance n'est nullement française et, pour ne prendre que l'exemple d'un pays européen de même tradition politique (jacobine, centralisée, etc.), on a aujourd'hui au Portugal un phénomène strictement similaire avec la jeunesse capverdienne dans les écoles et les bairros degradados (quartiers déshérités).
En dernière analyse, le problème est social, mais il n'est pas spontanément ressenti comme tel. Le problème social a provoqué l'émergence d'un problème identitaire, et il est vain de vouloir résoudre un problème identitaire seulement par un " traitement social ". Nombre d'enseignants n'ont pas seulement affaire aux problèmes sociaux (y compris pédagogiques) de leurs élèves, mais à une identité facilement hostile envers eux, puisqu'ils sont l'institution et puisqu'ils sont la France. Cela se traduit ne serait-ce que dans l'argot, quand des élèves veulent " niquer sa race " à tel ou tel professeur : tout semble se passer comme s'il y avait des sortes d'individus -- des races --, distinctes, complexe mélange d'identité de classe et d'identité ethnique. Pour affronter durablement cela, il faut non seulement une solide formation disciplinaire et pédagogique, mais aussi de profondes convictions politiques. On peut penser que de nouveaux " hussards noirs " de la République seraient nécessaires, mais cette figure est désormais impraticable puisque que la croyance en la République -- idéal du bien public -- est devenue relative au temps du néolibéralisme, des privatisations et de la marchandisation de tout ce qui relevait encore de la valeur d'usage. Pour " tenir " -- et certains tiennent ! --, il faut être prêt à mettre son propre enfant dans l'établissement où l'on enseigne, il faut être un maître au double sens de la maîtrise de la discipline enseignée et de la maîtrise sur sa classe, ce qui ne peut advenir que d'un profond respect ressenti pour ces élèves et de la capacité d'écoute correspondante. Mais les enseignants ne sont pas des militants, ce sont des travailleurs comme les autres. À l'hostilité agressive de nombre de jeunes, beaucoup ne peuvent que répondre par le dépit, la fatigue, la crainte, le mépris et, finalement à l'image de leurs élèves, " avoir la haine " tant contre ces derniers que contre l'Éducation nationale. On peut en dire autant de nombre d'éducateurs intervenant en situations comparables.
Dans ce contexte délétère, certains événements apparaissent alors comme fixant la dernière limite au-delà de laquelle le métier n'a plus de sens. Sur une seule question se focalise d'un coup une angoisse faite de raisons bien plus vastes. Je crois que c'est fondamentalement ce qui s'était produit avec les " foulards " en 1988-95, exprimant en creux la nostalgie (fantasmée) d'une école de qualité par l'aspiration à une école publique " chimiquement pure " et protégée. C'est pourquoi les lignes de clivage ont été si étonnantes, divisant tant la droite que la gauche, tant le camp laïque que le camp religieux (sur le plan scolaire essentiellement catholique) . Cela peut se reproduire à tout moment sur d'autres points de fixation apparemment très différents, comme la " défense de la dissertation " ou de la " division " lors de telle ou telle reformulation des programmes.
Des foulards et des Gascons
Les polémiques actuelles sur les langues corse, bretonne, basque, occitane, etc., sont, sauf dans les périphéries françaises les plus directement concernées, bien moins véhémentes puisqu'elles ne touchent pas souvent à des situations vécues dans l'école, mais relèvent principalement de projets, ou d'écoles associatives par définition (encore) extérieures au secteur public. Elles posent pourtant des questions symboliques de même ordre qui exaspèrent les associations en pointe contre la " dissolution de la République dans le breton par immersion " . Elles regroupent de petits secteurs militants, souvent très radicaux , qui ont sans doute une assez faible influence propre, mais qui en revanche bénéficient d'un climat plutôt favorable notamment auprès des milieux enseignants. Ceux-ci, en effet, sont généralement disposés à accepter qu'existe une offre d'enseignement des " langues régionales ", à l'image (réduite) de celle existant pour les langues étrangères ou mortes, mais sont plutôt, tout à fait, voire véhémentement, défavorables à ce que les premières puissent être considérées, dans l'institution scolaire, comme un vecteur de la vie sociale et donc comme des langues d'enseignement d'autres matières -- le summum étant l'immersion . Bien évidemment, la fréquente restriction, pour des raisons budgétaires, de l'offre d'enseignement dans les " grandes langues " étrangères , ne peut que provoquer un climat de suspicion quand, à budget constant, un ministre prend des mesures pour les " langues régionales " ainsi directement concurrentes des langues telles que l'allemand, le portugais, l'italien, le russe. D'aucuns en concluent vite qu'elles ne sont que le cheval de Troie de l'anglais (qui, seul, survivra), et ainsi, ô paradoxe, de la globalisation ! L'" Europe des régions " n'est-elle pas le fossoyeur de la République et de sa langue ?
Sur fond de problèmes sociaux, ces diverses crispations créent une hostilité à la diversité culturelle, mais sur la base de la confusion déjà citée relative à deux problématiques socialement distinctes : celle relative aux immigrations prolétaires et à leurs secondes générations, et celle relevant des anciennes nations historiquement présentes sur le sol de la République. Or, les praticiens de l'enseignement ou de l'éducation et les militants favorables aux diverses problématiques de la diversité culturelle -- et parmi eux, les militants politiques régionalistes -- font grosso modo la même confusion en prônant le " droit à la différence " et en mêlant immigrations et nations minorisées dans le même océan du multiculturalisme. La confusion conceptuelle portée par la tradition néojacobine et bonapartiste , est ainsi renforcée par la réponse symétrique de ceux qui cherchent à s'y opposer. En quelque sorte, de l'anti- au pro-différencialisme des uns et des autres, on a du mal à déboucher sur une problématique de non-différencialisme, en d'autres termes sur un universalisme concret qui, dans son combat pour l'égalité (et non la différence), n'ignore pas les inégalités des conditions de départ et les historicités distinctes.
Ce qui provoque l'authentique répulsion de certains enseignants à accepter dans leurs classes des jeunes filles à la chevelure couverte n'est donc pas tant ce que cela veut dire pour eux (signes religieux confondus avec le prosélytisme, oppression de la femme -- mais qui n'est qu'un procès d'intention pour les intéressées), puisque ce serait une raison de plus pour permettre à ces jeunes filles d'entendre, en classe, le discours laïque et scientifique. C'est le symbole même de devoir accepter de voir une différence dans leur classe, et il est bien évident que ce " devoir accepter de voir " se porte sur l'inhabituel : le hidjeb sera ainsi plus " vu " que le médaillon de la Vierge. Ce qui est interpellé n'est pas une atteinte à l'égalité, mais à l'uniformité. Les tabliers gris n'ayant pas survécu à Mai 68, le masque républicain est ainsi à nouveau fragilisé puisque le port vestimentaire " normal " (français) est désormais parfois contesté. Alors que le vert fluo de certaines chevelures ou le piercing de certaines lèvres peuvent continuer à être vus comme " normaux " (français), au détriment du hidjeb.
Ce qui est interpellé n'est donc rien moins que l'imaginaire de la nation France, profondément ancré notamment parmi les professionnels de l'enseignement et de l'éducation. Cet imaginaire est celui d'une nation supposément non communautaire (sauf la communauté politique de la République), dans laquelle l'identité est censée ne pas être " française " mais seulement " citoyenne ", dont les citoyens sont des individus atomisés sans histoire propre et liés directement à l'État sans que nulle catégorie intermédiaire ne puisse avoir une quelconque pertinence. Ainsi, puisque la nation France existe, donc la nation Corse n'existe pas. Il n'est pas nécessaire d'aller sur le terrain enquêter sur les faits de conscience identitaires, c'est une déduction constitutionnelle totalisante qui ne saurait voir les emboîtements d'identités fréquents dans toutes les sociétés et dont les historiens et sociologues ont depuis longtemps souligné la prégnance.
Cette théorie politique a de toute évidence de solides racines historiques (Révolution française et, au-delà, absolutisme royal et universel catholique) et confond systématiquement État et État-nation, nation et République, nationalité et citoyenneté. Alors que la nation n'est que la communauté historiquement dessinée (et non point " définie " ) par des gens qui ressentent une " identité en commun ", alors qu'elle est donc une représentation subjective et mouvante -- une trajectoire identitaire, disent les sociologues --, alors que la République est l'une des formes possibles d'organisation politique de la nation, le néojacobinisme contemporain rend la République synonyme de la nation : la République est la nation, est l'identité. Ce n'est pas un hasard si notre carte de citoyenneté s'appelle " carte d'identité nationale ". On ne niera pas ici l'existence historique de cette " théorie française " de la nation, souvent opposée de façon simpliste à la " théorie allemande ". Ce qui est fortement contestable en revanche est la confusion entre une théorie de la nation et la nation elle-même, comme si la première disait tout sur la perception des citoyens envers la seconde, sur la manière dont les Français se sentent français et les Allemands allemands. Dans cette théorie faite nation, les identités peuvent être folklores, mais ne sauraient entraîner de quelconques mesures politiques.
Ainsi se comprend la commune hostilité aux " foulards " (par exemple) et aux langues " régionales ", tous deux censés remettre en cause l'uniformité de la collection d'individus appelée nation, puisque dessinant des " communautés " qui ne sont pas elles-mêmes la totalité de la nation.
Us et abus du discours laïque
Ce qui est grave est que l'on prend ainsi l'égalité pour l'outil qui doit permettre sa matérialisation, l'égalité des droits. Puisque la constitution proclame -- avec raison ! -- l'égalité des droits, cette proclamation elle-même constituerait l'égalité et donc interdirait que l'on puisse prendre des mesures spécifiques pour telles ou telles catégories d'individus. L'uniformité devant la loi est ainsi faite synonyme d'égalité devant la loi, ce qui, de fait, la remet frontalement en cause puisque l'on ignore les inégalités de départ : ainsi, dans la République française, une partie des citoyens jouissent du droit de faire alphabétiser leurs enfants dans la langue maternelle et affective (le français) au sein de l'école publique et laïque. D'autres citoyens français (basques, bretons, corses, etc.) ne jouissent pas de ce droit. Or, la même loi, identique pour tous, pourrait parfaitement permettre une diversité des langues d'alphabétisation quand des historicités distinctes de sociétés locales le justifient, sans préjudice de l'apprentissage du français. Ainsi l'universalisme abstrait, refusant de prendre en compte les inégalités de situation de départ, nie l'égalité des droits en refusant à l'État la nécessaire diversification des moyens pour y parvenir.
C'est à ce point du raisonnement qu'il faut revenir sur la laïcité. Il est en effet saisissant de voir des organisations laïques, par conséquent attachées à ce que nul prosélytisme (religieux ou politique) ne vienne nuire à l'unité réalisée au sein de l'école de la République, monter au créneau sur la question des langues " régionales ". En effet, ne sont-elles pas totalement " hors-sujet " ? Pourtant, c'est systématiquement au nom de la laïcité qu'elles attaquent un tel enseignement quand il dépasse la seule discipline linguistique (un cours d'occitan) pour devenir outil de socialisation (des cours en occitan, la cantine en occitan), puisqu'il dessinerait des " communautés " que la nation ne saurait contenir. Même en acceptant, à ce stade, leur raisonnement, on ne peut que questionner en quoi l'existence (supposée) de communautés a un rapport avec la laïcité. Cette dernière en effet est relative au rapport à l'État des citoyens quelles que soient leurs confessions, origines ethniques ou opinions politiques , dans l'objectif du droit à l'égalité, et ne s'oppose nullement à un usage diversifié d'un droit commun au profit de catégories de citoyens pour des besoins spécifiques : la communauté des femmes bénéficiant spécifiquement du congé de maternité n'est pas antilaïque ! Ce qu'il ne peut y avoir, c'est un fédéralisme juridique, ou droit des groupes, qui définirait un droit particulier généraliste pour tous les aspects de la vie (code civil, etc.) pour une catégorie de citoyens (comme, à une autre époque, sous l'empire ottoman ; ou à l'époque contemporaine, sous l'apartheid ou dans l'État religieux d'Israël).
De l'usage social d'une liberté publique
Il n'empêche que la " communauté " est remarquée et dénoncée quand il s'agit des langues " régionales " dans l'espace social. Pourquoi ? On peut en trouver une illustration -- mais point encore une explication -- dans l'abus du principe républicain d'usage privé d'une liberté publique définissant la liberté religieuse : l'espace social de la République est laïque, mais la même République garantit aux individus-citoyens la liberté de culte dans des espaces privés (églises, etc.). L'usage des langues minorisées relèverait du même principe, autrement dit, du vieux slogan " parlez patois à la maison ! " -- mais pas même dans la cour de récréation de l'école publique. Or le principe d'usage privé d'une liberté publique est fondé sur l'idée que certaines pratiques ne peuvent historiquement relever de l'entièreté de la société : tous les Français sont français, mais certains sont catholiques, d'autres pas. À l'évidence, ce principe nécessaire ne devrait pas concerner les langues minorisées qui, même en déclin sous les coups de l'universalisme abstrait, traduisent historiquement l'expression de sociétés entières. Dans ces sociétés-là, tous les Basques sont basques, tous les Corses sont corses. L'usage de ces langues devrait donc relever de l'usage social d'une liberté publique. Le fait que ces sociétés entières -- appelons-les nations ou autrement ! -- aient été largement francisées au cours de l'histoire de nos républiques ne modifie pas le rapport social à la langue des individus qui la parlent encore ou " y tiennent " pour des raisons familiales. Il s'agit bien de leur langue maternelle ou affective, exactement comme le français l'est pour d'autres. Le problème, on l'aura compris, est qu'il est constitutionnellement impossible de reconnaître qu'existent une société corse, une société basque, une société bretonne, dans la société française ! Les langues sont ainsi forcément réduites à des traits privés d'individus sans rapport à l'espace social.
Une deuxième confusion vient logiquement s'ajouter à ce qui précède, à savoir que les " langues régionales " seraient, comme les religions, rien moins que des opinions particulières. Partant de l'idée incontestable qu'une langue est toujours " plus qu'une langue " puisqu'elle exprime un système culturel et des manières de penser, etc., certains en viennent ouvertement à l'idée que le français, " langue de la révolution ", est en lui-même progressiste et laïque, alors que les " langues régionales ", attachées à des " sociétés archaïques ", n'expriment qu'un " repli ethniciste ". L'argument est fréquemment repris dans l'argumentation de la presse du CNAL ou de la FCPE . C'est très intéressant et révèle deux glissements sémantiques : premièrement, ladite " culture " portée par la langue française devient univoque (la Révolution, la République) et ignore qu'aux côtés de l'abbé Grégoire ou de Louise Michel, elle inclut aussi Gobineau et Brasillach -- et donc le reproche fait aux " langues régionales " devrait s'appliquer au français, langue assimilable à une opinion ; deuxièmement, l'attachement de qualités intrinsèques à la langue française, quels que soient les contextes politiques et sociaux qui se sont succédé, est un raisonnement relevant du droit du sang parfaitement racial si ce n'est raciste. Ainsi, le français reste " progressiste " sous Napoléon III et Pétain, mais le breton reste collabo pendant la bataille du rail. On pointera dans l'argumentation ceux des autonomistes bretons qui ont aidé les nazis, sans voir que le même raisonnement appliqué à toute la France (largement pétainiste) devrait conduire à adopter... l'anglais ! Plus généralement, accoler des qualités intrinsèques à une langue n'est rien d'autre que reprendre les théories essentialistes du Volk.
Bien évidemment, une langue est porteuse d'un système culturel (ou de plusieurs, quand cette langue s'étend à d'autres sociétés). Mais un système culturel n'est, par définition, pas une opinion. Il inclut la vitalité intellectuelle d'une société entière, il inclut toutes ses opinions, il relève de l'espace social. Ce qui est vrai pour le français l'est tout autant pour le basque.
On retrouve certes ici l'imaginaire de la nation néojacobine, un imaginaire qui ne voit pas la communauté parce que c'est la sienne -- la française --, qui s'identifie seul à la citoyenneté et repousse les autres dans l'ethnicité, mais qui simultanément ne considère " citoyen ", " politique ", " moderne " et " légitime " que ce qui est en français -- à tel point qu'il a fallu la manipulation d'un article de la constitution française pour le préciser (cf. infra). Il s'agit bien d'un particularisme au pouvoir qui, classiquement, se nie dans un discours universaliste pour sa légitimation moderne. Ce type de discours laïque est une expression du nationalisme français. Alors que l'identité française (tiens donc !) est interpellée par la mondialisation, il s'agit de parachever la francisation de la France et de nier aux anciennes nations le droit à l'existence dans la République. Pour cela, il suffit de ne... rien faire ! Deux siècles après Grégoire, le simple refoulement des langues minorisées à l'espace privé suffira maintenant à leur disparition totale au cours des deux ou trois générations qui viennent.
L'espace social de la langue
Il convient ici d'ouvrir une parenthèse, car un certain autre discours se développe, à savoir qu'il faudrait " protéger les langues régionales ", mais hors l'école et l'État : si une langue a des fondements solides et est portée par une population, elle n'aurait pas besoin d'école, d'administration, d'hôpital, etc., pour vivre. Bien entendu, cela est partiellement vrai, mais à condition que demeure un espace social suffisant et pertinent, au regard des besoins sociaux de la population concernée, pour cette langue. Ainsi les langues polonaise et yddish en Pologne survivaient-elles, malgré la russification tsariste, parce que l'organisation socio-religieuse de la société (noblesse polonaise, Église catholique, villages juifs) dégageait cet espace. Si l'espace social pour une langue, au regard des besoins sociaux d'une population concernée, n'est plus suffisant ou pertinent dans un nouveau contexte, la langue reculera : si seule la maîtrise du français donne l'accès à la modernité et à la mobilité sociale dans un village, c'est vers cette langue que les parents dirigeront leurs enfants. L'argument pourrait du reste être retourné contre le français, capable de survivre avec la totalité de nos écoles en anglais... Or l'école n'est évidemment pas dissociable de l'espace social dans son ensemble : elle prépare au métier, elle influe sur la langue parlée à la maison, elle crée un sentiment de génération parmi les élèves, etc. Même si les associations militantes et les mouvements d'éducation populaire ont déjà montré qu'ils peuvent recréer partiellement un espace social pour les langues minorisées, l'école publique reste au coeur de toute problématique de démocratie linguistique.
C'est du reste bien pour cela que la crispation ne s'est pas faite sur la langue bretonne en elle-même, mais sur le principe de pratiques d'apprentissage du breton par immersion dans l'école publique. Le français étant constitutionnellement la langue de la République, il serait ipso facto la langue de la totalité de son espace social, et donc la seule langue utilisable à l'école pour les activités, à l'exception évidemment des disciplines linguistiques. On pourra bien sûr avoir une discipline scolaire de breton, mais pas question de manger à la cantine ou de faire des maths en breton. Or ceci est, effectivement, la question capitale, justement parce que les langues nationales minorisées ne sont pas des langues étrangères pour les populations concernées. On peut faire de l'anglais en tant que discipline, parce que cette langue est portée par des sociétés entières qui la pratiquent. Mais si on n'apprend plus le breton que comme discipline, alors que cette langue est chassée, en pratique, de tout son espace social en Bretagne même et qu'elle ne peut être sauvée par un espace étranger, alors cette discipline devient celle d'une langue morte . Les petits-enfants la parleront encore parfois avec leurs grands-parents, mais ne la parlent jamais entre eux puisqu'aucun espace social n'existe en pratique pour cela, et ne la parleront pas à leurs propres enfants. C'est pourquoi la problématique de défense et promotion des langues minorisées ne peut se limiter à l'introduction de disciplines scolaires : elle implique que l'institution scolaire elle-même permette qu'on la parle dans l'espace social, et donc qu'elle s'institue comme espace social. L'immersion est donc un impératif.
Alors ressurgit inévitablement la polémique sur l'unité de la République, sur l'enfant qui aura déménagé de Paris vers la Bretagne ou le Pays basque et qui ne saura pas la langue... Ces lamentations de mauvaise foi reproduisent en fait le discours de l'uniformité : on ne parlerait plus que breton en Bretagne, que corse en Corse (ledit " corse obligatoire " !), le pays serait éclaté, etc. Or rien ne s'oppose à ce que des moyens pédagogiques diversifiés répondent à des besoins diversifiés, avec des classes ayant une " langue-base " distinctes dans la même école, ou avec des écoles distinctes si le nombre des élèves le justifient, étant entendu que dans toutes on apprendra le français et que partout, à une distance raisonnable, il y aura au moins un établissement " classique ". Mais avant de se préoccuper du sort de l'enfant qui déménage, il faut fonder une politique éducative sur la base des populations majoritaires et résidentes, en fonction des besoins historiquement fondés qu'elles expriment. Or les besoins identitaires sont des besoins sociaux comme les autres. Refuser l'immersion et n'accepter les langues " régionales " que comme disciplines scolaires revient concrètement à les considérer comme des langues étrangères, à refuser de les appréhender comme des langues des sociétés de France, comme des langues de la République.
Il est piquant de constater que l'on s'inquiète d'une " discrimination " dont souffrirait l'élève non bascophone au pays basque, qui devrait s'inscrire dans une école un peu plus éloignée de son domicile alors que l'école pratiquant l'immersion est à deux pas de chez lui. Outre que l'on ne s'inquiète pas du tout de la discrimination flagrante à l'égard de l'enfant bascophone qui ne peut trouver une école d'immersion dans l'enseignement public, la supposée discrimination à l'égard de l'enfant non-bascophone qui devrait aller un peu plus loin, relève pourtant d'une situation pédagogique ultra-banale, quand des lycéens vont dans des établissements diversifiés en fonction de leurs options d'études. Mais la " communauté " des élèves ayant choisi l'option " musique " ou " sciences économiques et sociales " et ne pouvant par conséquent fréquenter un établissement proche qui ne les délivre pas, n'est pas remarquée, alors que celle apprenant le basque par immersion l'est. Tout cela est limpidement idéologique.
Immigrations prolétaires et multiculturalisme
Mais cela exprime aussi toute la différence avec la problématique pédagogique relative aux immigrations prolétaires. En effet, si l'on crée des écoles en basque, pourquoi n'en créerait-on pas aussi en portugais, arabe, turc ? Constatons tout d'abord qu'une telle demande n'est jamais avancée par les communautés concernées. Elle n'existe pas non plus parmi les éducateurs et enseignants intervenant auprès des milieux migrants, bien que tout le monde s'accorde sur le fait que l'apprentissage des langues et cultures d'origine (LCO) est un référent extrêmement favorable à la stabilisation de l'intégration à la France . Mais c'est justement cet accord général sur la nécessité de développer l'enseignement des LCO qui masque la spécificité à accorder aux langues minorisées historiquement présentes sur le sol de la République. Les langues minorisées ne seraient finalement que des LCO. Pourtant, le rapport à la société française des unes et des autres est totalement différent à plusieurs niveaux.
Premièrement, il ne faut pas se tromper dans l'analyse du sens des trajectoires identitaires portées par les immigrations. Ces trajectoires provoquent l'émergence d'" identités de transit ", dont l'une des plus connues est le phénomène " beur " : mais ces phénomènes relèvent justement de processus de déconstruction ethnique -- qui évidemment prennent du temps -- et non point d'ethnogenèse. Il peut y avoir une forte expression d'" identité " ethnosociale s'exprimant face à l'institution scolaire dans certains quartiers, rendant la vie impossible aux professeurs (cf. supra), elle n'en est pas moins, historiquement, parfaitement transitoire. Jusqu'à preuve du contraire, aucun phénomène tangible et durable de genèse de minorités nationales ne s'est fait jour. Certaines rares persistances communautaires ne sont pas non plus des ethnogenèses, mais des emboîtements d'identités Outre que les populations issues de l'immigration ne sont pas territorialisées comme le sont encore largement les anciennes nations minorisées, elles n'ont pas produit l'émergence de " conditions minoritaires stabilisées " (pour reprendre l'expression de Jocelyne Césari). Quoi qu'on dise, le sens est à l'intégration et même à l'assimilation.
Deuxièmement, il n'y a donc guère de sens à parler de " multiculturalisme " à propos de ces identités de transition. Le multiculturalisme suppose la coexistence de plusieurs systèmes culturels entiers, même s'ils ne sont pas nécessairement en relations égalitaires. Or, s'il est plus que certains que les immigrations prolétaires portent avec elles et font pénétrer en France des bribes des systèmes culturels d'origine et participent ainsi au mouvement général d'internationalisation de la société française, il n'en reste pas moins que leur vie sociale non territorialisée dans l'espace français interdit la reconstruction de systèmes culturels entiers -- reconstruction qui, seule, fonderait un multiculturalisme en France. La question est ainsi la même que celle des ethnogenèses. Si multiculturalisme il y a dans notre pays -- coexistence ou rivalité de deux systèmes culturels entiers --, c'est bien entre la culture latino-française et l'influence anglo-saxonne. Cela signifie donc très clairement qu'il n'y a pas de " société portugaise ", de " société arabe ", de " société turque ", de " société ouoloffe " en France, qui pourrait porter le besoin d'écoles entièrement en langue propre. Quand un petit Portugais sort dans la rue, il sort dans une rue française, structurée par une vie sociale française . L'espace social est bel et bien français -- et j'emploie ici le mot " français " au sens identitaire, ethnique, historiquement produit, du terme.
Troisièmement, on le voit, la situation est complètement différente pour les nations minorisées historiquement présentes sur le sol de la République. Même si elles sont, en raison de la francisation portée par les Républiques, en crise identitaire plus ou moins profonde, en tant que nations elles gardent des traits de sociétés, sans la rupture, que l'on vient d'évoquer, entre la sphère privée du domicile familial et la " rue ". Si cette rupture surgit en raison d'une crise encore plus profonde, d'un recul encore plus poussé (où est l'Occitanie quand plus personne ne parle occitan ?), il n'en reste pas moins que ceux pour qui cette langue fait encore sens ont à elle le rapport social ordinaire d'un individu à la langue de sa société. L'histoire fait la différence : forte ou très faible, la place sociale du gascon en France ne sera jamais comparable à celle du turc. Les moyens pour parvenir à la démocratie linguistique et à la réalisation de l'égalité des droits culturels sont donc nécessairement distincts. Cultures d'immigration (dont survivent des bribes), comme cultures des nations minorisées, ont une dignité et des droits à défendre : mais les moyens pour les respecter et les promouvoir ne peuvent être identiques, noyés dans l'océan d'un multiculturalisme général.
Si l'on prend la République et l'égalité au sérieux, la crise profonde des nations minorisées de France, provoquée par la francisation, devrait ainsi impliquer d'aller au-delà de la réponse aux besoins pédagogiques encore " statistiquement " existants -- combien d'enfants, indépendamment du désir de leurs parents, ont-ils encore réellement le basque comme langue maternelle ? --, en un devoir de récupération. Ce dernier n'est pas artificiel, car si la langue, même dans les régions concernées, n'est souvent plus réellement maternelle, elle reste encore fortement affective et inscrite dans tous les lieux de vie. L'immersion n'en est que plus déterminante. Quant au français, il ne serait pas enseigné, à l'inverse de ce que disent les laïques nationalistes, comme une " langue étrangère ". En effet, si j'insiste pour parler de nations à propos des nations minorisées (" régionalismes "), c'est pour des raisons historiques et présentes, mais cela ne saurait cacher qu'on a partout des phénomènes d'emboîtements identitaires : ce n'est pas parce que, ici, on ressent la nation basque qu'au même endroit, on ne ressent pas aussi la nation française, elle-même largement une nation de nations . Ainsi l'immersion n'" étrangériserait " pas l'enseignement du français : certes son horaire scolaire serait réduit, mais il disposerait tout autour de tout l'espace social nécessaire à le faire vivre comme une langue seconde (et non étrangère). C'est l'inverse qui n'est pas vrai, l'absence d'écoles par immersion faisant des langues minorisées des langues étrangères, en France et dans leurs propres terreaux historiques. C'est pourquoi l'immersion doit désormais, en quelque sorte, permettre de " forcer " la dose. Le reste n'est qu'hypocrisie pour mieux cacher l'imaginaire d'une France, nation simple faite d'uniformité française, et laisser faire le temps, c'est-à-dire la loi du plus fort et du marché, qui mène inéluctablement à l'anéantissement de langues non rentables.
Un étrange article 2
L'article 2 de la Constitution française, stipulant que " la langue de la République est le français ", voté comme amendement à une très forte majorité, illustre bien les glissements français : au départ il s'agissait de doter l'État du moyen constitutionnel de freiner l'avancée de l'anglais (une langue étrangère) en France même. C'est dans ce contexte aussi que fut votée la " loi Toubon ", pour empêcher des contrats de travail et des concours publics en anglais, pour éviter que des congrès scientifiques subventionnés par la France et se déroulant en France soient exclusivement en anglais, etc. Le débat ne portait absolument pas sur les langues minorisées (" langues régionales ") et l'on insista même sur ce point auprès de ceux qui faisaient pointer leur inquiétude...Près de dix ans plus tard, le bilan est accablant : la " loi Toubon " (contre les abus d'anglais) est largement inappliquée, et l'article 2 est systématiquement appliqué... contre les langues minorisées. Mais il est clair que c'est le contexte, autant que la lettre de l'article 2, qui a permis cela.
En effet, le fait que " la langue de la République soit le français " n'implique pas ipso facto que le français soit la langue unique de la République, et plus encore, non seulement de la République en tant qu'État, mais de la totalité de l'espace social de la République française, jusqu'aux cantines scolaires ! Il implique en revanche que partout on doit pouvoir être en mesure d'utiliser le français dans son rapport à la République (on devra donc pouvoir faire alphabétiser son enfant en français en plein Pays basque basconnant) et que seul le français fait légalement foi en cas de contestation légale. C'est du reste cette solution qu'utilisent les Asturies, c'est-à-dire une région d'Espagne au degré d'autonomie pourtant bien plus faible que celui accordé au Pays basque ou même à la Galice : les textes des collectivités territoriales peuvent être en bablé (asturo-léonais), mais seule fait foi la version castillanne en cas de contestation. Où est la destruction de la citoyenneté ?! C'est bien le contexte français et son imaginaire national qui provoquent l'interprétation extrêmement restrictive de la lettre de l'article 2 et interdit la réalisation de l'égalité des droits culturels.
Le nationalisme français contre la laïcité
Dans les textes des militants régionalistes exprimant leur colère à l'encontre du CNAL et associations affines, on retrouve très souvent des expressions assassines telles que " ayatollahs de la laïcité ", " intégristes de la République ", " laïques ultras ", etc. Elles démontrent que nombre de régionalistes souffrent paradoxalement d'une forte influence des idées qu'ils combattent. Stigmatisés comme différencialistes, ils acceptent finalement le stigmate. En effet, ces slogans signifient que les courants hostiles à la démocratie linguistique (CNAL, etc.) seraient " trop laïques ", seraient les " extrémistes " de la laïcité. Il faudrait donc être " un peu moins laïque ", faire des " concessions ", pour mieux défendre les langues minorisées. Ces régionalistes placent ainsi eux-mêmes le débat sur un plan de critique de la laïcité, dans lequel ils sont dans le fort mauvais voisinage de mouvements confessionnels ou lucratifs qui cherchent à profiter du marché ouvert par les insuffisances du secteur public.
Il en va exactement de même de la revendication du " droit à la différence " qui, satisfaite, ne pourrait concrètement signifier que la différence du droit. L'expression " droit à la différence " est typique d'un vocabulaire de vaincu : pourquoi serait-ce le Pays basque, et non point Paris, qui serait différent ? Ce dont il est question en termes de droits n'est pourtant nullement la " différence ", mais à l'inverse la réalisation concrète de l'égalité des droits dans l'espace de la République. Revendiquer que l'école publique assume la diversité des langues de la République n'est pas imposer une différence de droits mais rechercher une égalité entre tous les citoyens. Or la laïcité est inséparable de l'égalité. Elle est fondée sur l'idée que certaines caractéristiques des citoyens (confessions, engagements politiques) ne doivent pas entrer en ligne de compte dans le fonctionnement de l'État parce qu'elles remettraient concrètement en cause les conditions pour la réalisation de l'égalité : aligner l'école publique sur les valeurs catholiques serait une discrimination flagrante à l'égard de ceux qui ne les partagent pas. La laïcité n'est pas " neutre ", et n'ignore pas les différences entre citoyens, mais elle fonde l'unité sur l'égalité des droits dans la République. La possibilité d'être alphabétisé en langue " régionale " n'est pas un droit spécifique d'une " communauté ", c'est à l'inverse l'application de l'égalité des droits à tous les citoyens. Quand le CNAL refuse que des langues françaises autres que le français bénéficient de l'espace social de la République, il n'est pas " trop laïque ", à l'inverse il remet en cause l'égalité des droits, principe fondateur de la laïcité. Quand le CNAL rend synonyme réalités sociolinguistiques et communautés religieuses, il n'est pas " trop laïque ", à l'inverse il développe de toute évidence une conception religieuse de la question linguistique -- sauf pour le français, évidemment. Ce qui caractérise le CNAL n'est ainsi pas du tout un hyper-laïcisme, mais à l'inverse l'abandon des principes laïques au profit du nationalisme français.
Plus généralement, il faut souligner que la recherche de la démocratie linguistique ne peut aboutir sans se situer résolument dans le cadre de l'aspiration à l'égalité. Il ne s'agit pas seulement d'une question de principe -- importante -- mais de la praticabilité d'une telle lutte. On ne mobilise pas des gens autour d'" exceptions culturelles ", mais autour de l'aspiration à une égale dignité et au progrès social dans un contexte donné. Cela est vrai pour les langues minorisées, mais l'est autant pour affronter l'identité hostile de ces " enfants de pères détruits ", de ces jeunes de seconde génération immigrée qui refusent ce que la France a fait de leurs parents.
Promotion sociale et promotion identitaire
L'école ne pourra jamais soigner la société de l'existence des classes sociales : pourtant c'est précisément ce dont souffrent les enseignants, qui cherchent désespérément à pallier les inégalités sociales et culturelles de leurs élèves. Les militants laïques, face à cette situation, ont été très attachés au caractère national des programmes et des diplômes, à une égalité dans l'exigence. S'il est évident que l'on n'enseigne pas de la même manière dans un collège des quartiers nord de Marseille ou de Montfermeil, et dans un " lycée bourgeois " de centre ville, en revanche il est indispensable que les objectifs soient les mêmes. Cela doit interdire les dérives du genre " programmes à la carte " et autre " autonomie des établissements ", tous concepts qui, concrètement, ne font qu'accompagner dans le secteur de l'éducation les principes libéraux du marché. En rester là revient cependant, une fois de plus, à confondre l'uniformité (" la même école partout ") avec l'égalité. On reste " coincé " entre le refus -- indispensable -- d'une école différenciée, selon les préceptes libéraux, en fonction des milieux sociaux, et une réponse qui présente de manière incantatoire une uniformité d'objectifs sans créer les conditions de leur réalisation.
Il faut partir des réalités, à savoir qu'en fait, l'école différenciée existe : les collèges dans leur majorité, et les LP de manière écrasante, sont l'école des enfants du prolétariat moderne. La crise vient précisément du fait que l'école différenciée existe, et non point du fait qu'on refuserait de la créer pour des raisons d'attachement républicain ! C'est de la " différence " que crève l'école ! Autant il faut donc réaffirmer l'impératif du caractère national des programmes et l'unité des objectifs, autant il faut se demander comment y parvenir alors que, de toute évidence, la simple incantation de l'uniformité ne suffit pas à produire des résultats.
Entre le différencialisme (qu'il soit ethnonational ou de classe) et l'incantation uniformisante, il ne peut y avoir qu'une problématique de mobilisation des élèves eux-mêmes, dans toutes leurs différences présentes, vers l'égalité des droits -- en ce cas vers la réalisation des conditions permettant un succès scolaire de masse. Mais cela suppose que les élèves puissent prendre possession de l'institution scolaire, alors que tout est fait pour qu'il n'en soit rien. Il ne s'agit pas de rêver que la pédagogie puisse, en elle-même, résoudre les problèmes relevant des différences sociales entre élèves, mais de considérer la pédagogie comme un moyen de lutte. Cela est vieux comme Célestin Freinet, mais il n'y a pas de meilleur outil contre la ségrégation sociale que la classe-coopérative telle que les enseignants de l'École Moderne (le mouvement de Freinet) la pratiquent. Le fonctionnement quotidien de l'école est en effet, profondément et quotidiennement, anti-démocratique et infantilisant pour les élèves, d'autant plus qu'ils avancent en âge. Des pratiques pédagogiques fondées sur l'égalité -- qui ne nient pas le rôle de l'enseignant adulte -- sont le meilleur moyen de partir des différences des élèves pour les unifier vers la réussite. Le simple " traitement social " de la différence -- cas actuel des Zones d'éducation prioritaire -- ne pourra jamais être efficace si la structure même de l'école reste inchangée.
De ce point de vue, le problème est identique en ce qui concerne la défense des cultures minorisées et la promotion scolaire des élèves issus de milieux sociaux défavorisés. C'est l'aspiration à l'égalité qui permet le mieux l'expression des êtres sociaux dans toutes leurs différences. Quiconque aura vu le dynamisme culturel de certains petits villages ou d'associations basques comprendra qu'il ne s'agit pas seulement de l'affirmation d'une " basquitude " -- même s'il s'agit aussi de cela -- mais de l'affirmation, grâce à la basquitude, langage commun de ces habitants-là, d'une mobilisation sociale. Il ne s'agit en rien d'un " enfermement identitaire " ou d'un " repli ethnique " -- reproche fréquent et paternaliste de gentils censeurs républicains (français) -- mais du moyen trouvé, dans un contexte donné, par des citoyens, pour mieux participer à l'universalisme .
La censure du Conseil d'État contre l'intégration des écoles diwan au système public, à coup d'arguments tirés de l'universalisme le plus abstrait, est un échec pour la réalisation de l'égalité des droits. Elle a eu des effets dévastateurs immédiats au Pays basque, dans lequel un mouvement similaire de réunification dans le public était discuté par l'un des courants pédagogiques (les ikastolas du mouvement Seaska). Ce que ressentent les personnes concernées est que la République (française) n'est pas fiable, qu'elle ne représente pas l'idéal du bien public et qu'il vaut mieux faire sans elle. C'est cet universalisme abstrait-là qui provoque les véritables dangers de repli ethnique et pousse des jeunes vers ETA.
Seul un universalisme concret, mobilisé autour de l'objectif de l'égalité, et partant des vécus sociaux réels des gens, dans toute leur diversité, permettra de récuser tant le différencialisme que le paternalisme autoritaire de ceux qui confondent une identité particulière (française) avec l'universel.
De ce point de vue, il n'y a aucune différence entre promotion sociale et promotion identitaire, tant il est vrai que les besoins identitaires sont des besoins sociaux comme les autres. Seule l'aspiration concrète à l'égalité y répond conjointement. Et si ça s'appelait la République ?
Le 10 janvier 2002
Michel Cahen
Institut d'études politiques de Bordeaux
Michel Cahen, chercheur CNRS, est historien de l'Afrique contemporaine au Centre d'étude d'Afrique noire (IEP de Bordeaux). Ses travaux sur le continent noir et l'ethnicité l'ont mené à réfléchir plus généralement sur l'ensemble de la problématique identitaire et de son intégration à la démocratie politique. Dernier ouvrage paru sur le sujet : La nationalisation du monde. Europe, Afrique, l'identité dans la démocratie, Paris, L'Harmattan, 1999.
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